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ISRAËL : SIX REUSSITES ET UNE INCERTITUDE
Depuis 1948, Israël a tout réussi. Sauf la paix.

Par Bruno Rivière
Le Spectacle du Monde, Avril 2008
http://jjri.net/articles/160-Isral-Six-reussites,-une-incertitude.html
Voir aussi www.nuitdorient.com/n24.htm pour tout savoir sur Israël

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Le 14 mai 1948, au Musée de Tel-Aviv, David Ben Gourion proclamait l'indépendance d'Israël. Soixante ans plus tard, l'Etat hébreu apparaît une prodigieuse « success story » : humaine, sociétale, politique. Sauf sur un point crucial : la paix avec ses voisins arabes ou musulmans.

Première réussite d'Israël depuis 1948 : ce pays a connu, entre 1948 et 2008, l'une des plus fortes croissances démographiques du monde. Lors de l'indépendance, il comptait 720 000 habitants : 600 000 Juifs et 120 000 Arabes (musulmans, chrétiens et druzes). Soixante ans plus tard, il en compte 7,3 millions : 5,5 millions de Juifs, 1,5 million d'Arabes, et quelque 300 000 citoyens qui se réclament de l' « ethnie » hébraïque sans appartenir à la religion juive. La population a donc été multipliée par plus de dix. Si la France métropolitaine avait connu la même progression démographique, elle compterait aujourd'hui 400 millions d'habitants, au lieu de soixante. La population des Etats-Unis s'élèverait à 1,5 milliard d'habitants et non à 300 millions. Quant à la Chine, elle compterait 6 milliards d'habitants, et non 1,3 milliard.

Aucun autre pays n'a connu une telle progression de sa population proprement dite (non compris les travailleurs étrangers en mission temporaire)  pendant la même période. Même dans les zones les plus prolifiques de la planète : Proche et Moyen-Orient islamique, Afrique noire. La population de l'Egypte a été multipliée par près de trois : de 20 à 75 millions d'habitants. Celle de l'Iran également : de 17,5 millions à 70. Le Kenya, extrêmement prolifique, est passé de 6 à 35 millions d'habitants : c'est énorme mais ne correspond encore qu'à un sextuplement de la population. Les Palestiniens, très prolifiques eux aussi, sont passés d'un peu plus de 1 million en 1948 à 4,5 millions en 2008 dans les Territoires autonomes palestiniens de Cisjordanie et de Gaza et dans les pays arabes où ils n'ont pas reçu la citoyenneté locale (Liban, Syrie, Arabie Saoudite, Golfe, Egypte). Même en incluant dans la population palestinienne globale les Arabes israéliens et les Jordano-Palestiniens, citoyens des Etats où ils résident – démarche méthodologiquement contestable -, on n'obtient que 8 millions d'âmes environ : ce qui correspondrait à un octuplement.

La croissance démographique israélienne résulte en partie d'une natalité restée relativement élevée par rapport aux autres Etats développés : le taux de fertilité par femme est actuellement de 2,88. Mais ce chiffre n'est en fait que la moyenne de chiffres sectoriels extrêmement diversifiés. Les Juifs à faible pratique religieuse et les non-Juifs de culture hébraïque laïque n'ont que 1,5 enfant par femme. Les Juifs ultra-religieux – 8 % de la population - peuvent avoir jusqu'à 9 enfants par femme. Les Arabes musulmans atteignent un taux de près de 4 enfants par femme, mais les druzes 2,6 seulement et les Arabes chrétiens 2,1.  

Mais la plus grande partie de la croissance démographique a été assurée par l'immigration : près de 4 millions de Juifs se sont installés en Israël entre 1948 et 2008, mais aussi plus de 600 000 non-Juifs, dont plus de 300 000 Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza (qui « votaient » ainsi « avec les pieds » en faveur de l'Etat juif). En sens inverse, 900 000 Israéliens, immigrés ou nés dans le pays, ont émigré vers des pays étrangers. La plupart se sont installés aux Etats-Unis et dans l'Union européenne.

Une forte croissance démographique n'a de sens – ne peut être qualifiée de « réussite » - que si elle est confortée par une croissance économique de même ampleur : c'est à dire si les êtres humains qui multiplient sur le territoire considéré sont logés, nourris, vêtus, éduqués, soignés, pourvus d'emplois, capables de créer des entreprises.

Là encore, les résultats d'Israël sont sidérants. En dollars constants de 2008, son PNB se situait en 1948 entre 1 et 2 milliards. Il atteint aujourd'hui 180 milliards. Mis à part les Etats pétroliers, seuls les « dragons » asiatiques ont connu, sur la même période, un développement économique d'une telle ampleur : Singapour passé d'un PNB de 3 à 4 milliards de dollars en 1965, lors de l'indépendance,  à 130 millliards  dans les années 2000 ; ou le Japon, à une échelle beaucoup plus importante et à partir d'un seuil initial beaucoup plus élevé, passé de 32 milliards constants en 1950 à 5000 milliards dans les années 2000.  

Israël a d'abord connu un développement « d'équipement », pendant les trente premières années de l'indépendance, nourri en partie par des transferts gratuits ou bonifiés de capitaux étrangers (aide de la Diaspora, réparations allemandes, aide militaire et civile américaine). Puis, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, il s'est engagé dans une industrialisation à haute valeur ajoutée, insérée dans l'économie de marché mondiale : haute technologie, biotechnologies, industries médicales et pharmaceutiques, métallurgie spécialisée, machines outils, armement, avionique espace. Les investissements étrangers directs sont passés de 537 millions de dollars en 1992 à 18 milliards de dollars en 2006 : IBM, Motorola, Cisco, Intel, Microsoft, AOL, Google ont installé des laboratoires de première ligne en Israël, tandis que le financier Warren Buffet se portait acquérieur en 2005 de 80 % de la société israélienne de mécanique Iscar, pour 4 milliards de dollars…

Cette métamorphose, que notre confrère Valeurs Actuelles avait été le premier à analyser en France dès 1983, est allée de pair avec une politique d'excellence en matière éducative et scientifique : 70 % de la population achève ses études secondaires, 35 % mène des études postsecondaires, et 20 % atteint le niveau du second cycle de l'enseignement supérieur (notamment à la suite de l'immigration massive d'universitaires ex-soviétiques dans les années 1990). Israël compte  aujourd'hui plus de deux cents instituts universitaires, consacre 3,2 % de son PNB à la recherche, présente le plus fort ratio de chercheurs en sciences pures par habitant au monde (130 pour 10 000 habitants, contre 80 aux Etats-Unis, 75 au Japon et 45 en France), se situe dans les premiers rangs mondiaux en matière de dépôts de brevets ou de publications dans des revues scientifiques par rapport à la population. Dans les années 2000, quatre Israéliens ont été lauréats du prix Nobel dans des disciplines scientifiques : Daniel Kahneman (Economie, 2002), Avram Hershko et Aaron Ciechanower (Chimie, 2004), Robert Aumann (Economie, 2005).

La troisième réussite d'Israël est d'avoir établi en 1948 et maintenu depuis soixante ans – en dépit d'un état de guerre permanent - une démocratie de type occidental, fondée sur des élections régulières, l'alternance, la liberté d'opinion et le respect scrupuleux du droit. Aucun de ses voisins proches ou lointains n'est dans ce cas : pas même des pays aujourd'hui membres de l'Union européenne, comme la Grèce ou la Turquie, qui ont connu des coups d'Etat militaires et des dictatures dans les années 1960-1980. Certes, la démocratie israélienne présente de nombreuses faiblesses : régime des partis induit par une représentation proportionnelle presque intégrale, autorité excessive du pouvoir judiciaire depuis le renforcement, en 1992, de la Cour suprême, scandales divers. Mais comme toute démocratie réelle, elle est parvenue, jusqu'à ce jour, à s'autocorriger sur les points les plus importants.

La quatrième réussite est linguistique : l'hébreu est redevenu, en Israël, un idiome vivant. Ce qui impliquait d'abord sa modernisation, le renouvellement de son vocabulaire, l'adaptation au discours scientifique et technique, l'apparition d'un argot. Mais aussi l'apprentissage rapide et complet de la langue par tous les immigrants, venus d'horizons divers, de l'Europe centrale à l'Ethiopie, et du Maghreb à l'Inde. Theodor Herzl, qui avait fondé le sionisme en 1896, avec son essai L'Etat juif, n'y croyait pas : il pensait que l'Israël moderne parlerait l'allemand, alors langue usuelle (notamment à travers son dialecte judaïsant, le yiddish) de 70 % du peuple juif. Aujourd'hui, l'hébreu est couramment parlé par tous les Israéliens, Juifs, Arabes ou « autres ». De nombreux Arabes israéliens écrivent en hébreu : Emile Habibi, qui a reçu le Prix Israël de littérature en 1997, Anton Shamas, Naïm Araïde, Salman Masalha, Sayed Kashua. Ce qui ne les empêche pas d'adopter, le plus souvent, un ton critique à l'égard du pays et de la société. L'arabe est par ailleurs seconde langue officielle. En 2007, une Académie israélienne de la langue et de la littérature arabes a été créée sous l'égide du gouvernement.

La résurrection de l'hébreu a inspiré depuis 1948 de nombreux efforts analogues à travers le monde, avec des succès divers : la revivification du catalan et du basque en Espagne, la préservation du gallois et du gaélique écossais en Grande-Bretagne. En France, le breton est désormais souvent enseigné selon les méthodes d'immersion totale – « oulpan » - expérimentées en Israël.

Cinquième réussite : la renaissance du judaïsme. Selon une enquête publiée au début de 2008 par l'Institut israélien pour la démocratie, 17 % des Juifs israéliens se définissent comme « strictement pratiquants », 14 % comme «  traditionalistes », 25 % comme « traditionalistes libéraux » et 44 % comme « laïques ». Mais ce classement renvoie plus à des catégories sociologiques qu'aux comportements religieux proprement dits : 10 % des « laïques », selon la même enquête, seraient en fait pratiquants, et 59 % seraient attachés à « certaines pratiques religieuses ». En outre, plus les Israéliens sont jeunes, plus ils sont religieux : on compte 68 % de non-pratiquants chez les plus de soixante ans,  mais 37 % seulement chez les moins de trente ans. Ces taux d'engagement religieux sont supérieurs à ceux que l'on observe dans les communautés juives de Diaspora, dans les pays de tradition chrétienne (y compris ceux qui sont restés relativement pieux, comme les Etats-Unis) et même dans beaucoup de pays ou de communautés musulmanes.

Sixième et dernière réussite : la défense du pays. Depuis 1948, l'armée israélienne s'est peu à peu imposée comme l'une des plus efficaces au monde et la meilleure du Moyen-Orient : ce qui a assuré, de bataille en bataille, la survie d'un Etat peu étendu et dépourvu de frontières naturelles. Tsahal a gagné les guerres conventionnelles de l'Indépendance (1948), de Suez (1956), des Six Jours (1967), du Kippour (1973), mené des opérations loin de ses bases, en Ouganda (1976), en Irak (1981), en Tunisie (1986) et en Syrie du Nord (2007), poursuivi les organisations terroristes palestiniennes au Liban (1978-1982) et dans le Territoire autonome de Cisjordanie (2002). En outre, l'Etat hébreu a pris une « assurance de survie » en se dotant d'un « potentiel nucléaire stratégique » : démarche conforme au droit international, dans la mesure où, comme l'Inde, il n'a pas signé le traité de non-prolifération de l'arme atomique (TNP), et placée de surcroît sous supervision américaine.

Mais cette ultime réussite reste partielle, à la différence des cinq précédentes. Le conflit avec les Palestiniens continue, en dépit des accords d'Oslo de 1993. D'autres ennemis sont entrés en lice : l'Iran, l'organisation chiite libanaise Hezbollah. Les pays arabes qui ont conclu des accords formels de paix avec Israël ou qui noué avec lui des relations informelles (Egypte, Jordanie, pays du Maghreb ou Golfe) restent dans une sorte d'expectative : rien ne garantit qu'ils ne puissent basculer à nouveau, en cas de crise, dans telle ou telle forme de belligérance.

Pendant deux décennies, du milieu des années 1980 au milieu des années 2000, deux thèses dominaient le débat stratégique israélien. Pour les « colombes », la sécurité à long terme du pays passait par l'abandon de la Cisjordanie, de Gaza et du Golan. Ces trois territoires, conquis en 1967, avaient fourni pendant un certain temps un glacis utile face à des agressions conventionnelles. Mais deux d'entre eux au moins, la Cisjordanie et Gaza, constituaient désormais une « bombe démographique arabe » au flanc d'Israël.

Pour les « faucons », l'Etat juif devait au contraire conserver à tout prix le contrôle de ces territoires, au moins sur le plan militaire : afin d'empêcher des opérations terroristes en Israël même, ou d'éventuels bombardements par roquettes ou missiles. « On ne peut tricher avec la géographie », observe le général Moshé Yaalon, un ancien commandant en chef de Tsahal.

En définitive, les deux Ecoles ont eu simultanément raison. Les deux Intifadas palestiniennes (1987-1990 et 2000-2002) ont démontré que le danger démographique était réel en Cisjordanie et à Gaza. Les deux « batailles de missiles » (avec le Hezbollah libanais en 2006 puis avec le Hamas de Gaza en 2008) ont démontré la réalité du péril géographique.

Entre 2003 et 2005, Ariel Sharon semble avoir imaginé une troisième voie : abandonner la principale « bombe démographique », Gaza, mais garder le contrôle opérationnel de la Cisjordanie. La maladie l'a empêché d'aller jusqu'au bout de ses plans personnels. Ses successeurs  – Ehud Olmert, Tsipi Livni – n'ont ni son génie ni son charisme. De plus, la guerre avec le Hezbollah, en 2006, de nombreux dysfonctionnements au sein de Tsahal. Même si un nouveau commandant en chef, Gaby Ashkenazy, semble avoir remis la machine sur pied, l'alerte a été chaude.


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