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Vous ne Pouvez pas Comprendre l'État Islamique

sans Connaître l'Histoire du Wahabisme en Arabie Saoudite

Par Alastair Cook, agent du MI16
5/9/14

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L'irruption spectaculaire de l'Etat islamique (EI) sur le devant de la scène irakienne a surpris nombre d'observateurs occidentaux. Sa violence et son pouvoir d'attraction chez les jeunes Sunnites en déconcertent et en horrifient plus d'un. L'ambivalence de l'Arabie saoudite face à ce phénomène, d'autant plus inquiétante et inexplicable, pose la question de savoir si les Saoudiens comprennent que l'EI est également une menace pour eux.
Même aujourd'hui, les dirigeants du royaume semblent divisés.

- Certains se réjouissent que EI combatte le "feu" des Chiites iraniens par celui des Sunnites, qu'un nouvel Etat sunnite prenne forme au cœur de ce qu'ils tiennent pour des terres historiquement sunnites, et que la stricte adhérence à l'idéologie salafiste de l'EI s'apparente à celle que pratiquent les Saoudiens.
- D'autres, plus pessimistes, gardent en mémoire la révolte des Wahabites de l'Ikhwan contre Abd-al Aziz -- précisons que l'Ikhwan en question n'a aucun lien avec l'organisation éponyme des Frères musulmans (Ikhwan al Mouslimim), et que cet article fait exclusivement référence à la milice wahabite ainsi dénommée, N.d.a. -- qui a failli marquer la fin de ce mouvement et celui de la dynastie saoudienne à la fin des années 1920.
- D'autres encore s'inquiètent des doctrines radicales de l'EI, et commencent à remettre en question certains aspects de la politique et du discours saoudiens.

La Dualité Saoudienne
Les dissensions internes et les tensions saoudiennes autour de l'EI ne se comprennent qu'à travers le prisme de la dualité historique inhérente et tenace au cœur de la doctrine du royaume.
- Un élément dominant de l'identité saoudienne est directement lié à Mohammad ibn Abd al-Wahab, fondateur du wahabisme et à l'application de sa doctrine radicale puritaine d'exclusion par Ibn Saoud, qui n'était alors qu'un chef de tribu parmi d'autres, les Bédouins se faisant continuellement la guerre dans le désert impitoyable du Nejd.

(voir www.nuitdorient.com/n231.htm)
- Le deuxième élément de cette dualité étonnante est incontestablement dû à la création d'un État souverain par le roi Abd-al Aziz dans les années 1920. II a réprimé la violence de l'Ikhwan, afin de pouvoir instaurer des relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.

Et il a institutionnalisé l'élan initial wahabite, en prenant opportunément le contrôle du robinet à pétrodollars dans les années 1970, afin de rediriger les excès de l'Ikhwan vers les pays étrangers, par le biais d'une révolution culturelle, plutôt que par une révolution violente de l'ensemble du monde arabe.
Cette "révolution culturelle" n'avait rien d'un mouvement réformiste bénin. C'était une révolution fondée sur la haine quasi-jacobine d'Abd al-Wahab envers la putrescence et le déviationnisme qu'il percevait autour de lui, ce qui explique ses appels à purger l'Islam de toutes ses hérésies et idolâtries.

Les Imposteurs Musulmans
L'écrivain et journaliste américain Steven Coll a expliqué comment Abd al-Wahab, disciple austère et dogmatique du savant Ibn Taa'miya (14èmes), méprisait "la noblesse égyptienne et ottomane bien comme il faut, prétentieuse, fumeuse de tabac et de haschisch, qui traversait l'Arabie en jouant du tambour pour aller prier à La Mecque".
Aux yeux d'Abd al-Wahab, ces gens-là n'étaient pas des Musulmans, mais des imposteurs. Il ne portait pas dans son cœur non plus les Bédouins du coin. Ils l'agaçaient en honorant des saints, en érigeant des pierres tombales, en se montrant "superstitieux", car ils allaient notamment se recueillir sur des tombes ou des lieux qu'ils estimaient sacrés.
Pour Abd al-Wahab, ce genre de comportement était "bida", une hérésie.
Comme Taamiya avant lui, Abd al-Wahab pensait que le séjour du prophète Mohammed à Médine correspondait à un idéal de société musulmane -- la "meilleure de tous les temps" -- que tous les Musulmans devraient s'efforcer de retrouver (à peu de choses près, c'est la définition du salafisme).
Taa'miya avait déclaré la guerre aux Chiites, aux Soufis et aux philosophes grecs. Il avait également condamné les pèlerinages sur la tombe du prophète et les festivités liées au jour de sa naissance, estimant qu'ils ne faisaient qu'imiter les rites idolâtres chrétiens. Abd al-Wahab s'était emparé de ces théories initiales, déclarant que "quiconque ne respecterait pas à la lettre cette interprétation de l'Islam devrait craindre pour ses biens et pour sa vie".
L'un des principes fondamentaux de la doctrine d'Abd al-Wahab se retrouve dans le "takfîr". Ce texte permettait à Abd al-Wahab et ses disciples de décider qui, parmi leurs coreligionnaires, méritaient d'être considérés comme des infidèles s'ils empiétaient de quelque manière que ce soit sur la souveraineté absolue du roi. Abd al-Wahab dénonçait les Musulmans qui vénéraient les morts, les saints ou les anges. Il estimait que ces croyances les détournaient de l'indispensable soumission totale envers Dieu, et Lui seul. L'Islam wahabite interdisait donc les prières aux saints et aux morts, les pèlerinages sur les tombes et les mosquées, les festivals religieux qui honoraient les saints, la célébration de la naissance du prophète Mohammed, et même l'utilisation de pierres tombales.
Abd al-Wahab exigeait que l'on se conformât, de manière physique et tangible.

Il pensait que chaque Musulman était tenu de faire serment d'allégeance à un chef unique, un calife, le cas échéant. "Ceux qui ne se conforment pas à cette interprétation doivent être tués, leurs femmes et leurs filles, violées, et leurs biens, confisqués", écrivait-il. La liste des apostats condamnés à mort incluait des Chiites, des Soufis et des Musulmans d'autres confessions, qu'Abd al-Wahab ne considérait pas comme des vrais musulmans.
De ce point de vue, il n'y a aucune différence entre le wahabisme et l'EI. La rupture ne s'est faite que plus tard, au moment de l'institutionnalisation de la doctrine de Muhammad ibn Abd al-Wahab: "Un seul chef, un seul pouvoir, une seule mosquée", les trois piliers du wahabisme dans lesquels on s'accorde à voir le roi d'Arabie saoudite, le pouvoir absolu de la religion d'Etat, et son contrôle sur "le verbe", c'est-à-dire la mosquée.
C'est cette rupture - le refus de reconnaître ces trois piliers, sur lesquels repose entièrement le pouvoir sunnite - qui fait de l'EI une grave menace pour l'Arabie saoudite, bien que l'organisation se conforme par ailleurs en tout point au wahabisme.

Petit Cours d'Histoire (1741-1818)
Les positions extrémistes d'Abd al-Wahab finirent par le condamner à l'exil et, en 1741, après une longue errance, il trouva refuge auprès d'Ibn Saoud et de sa tribu. Dans le discours novateur d'Abd al-Wahab, Ibn Saoud percevait un moyen de rejeter les traditions et conventions arabes, et de s'emparer du pouvoir.
Le clan d'Ibn Saoud, paré de la doctrine d'Abd al-Wahab, pouvait désormais se livrer à ce qu'il avait toujours fait, c'est-à-dire au pillage des villages alentour. Affranchi du cadre de la tradition arabe, il se revendiquait à présent du jihad. Ibn Saoud et Abd al-Wahab avaient également réintroduit le concept du martyr dans le jihad, puisqu'il leur assurait l'accès immédiat au Paradis.
Dans les premiers temps, ils s'emparèrent de quelques communautés et y imposèrent leur loi. Les habitants avaient un choix - des plus limités - entre la conversion au wahabisme ou la mort.

Dès 1790, l'Alliance contrôlait la quasi-totalité de la péninsule arabe et menait des expéditions répétées contre Médine, la Syrie et l'Irak.
Leur stratégie - comme l'EI aujourd'hui - était d'asservir les peuples des territoires conquis, de préférence par la terreur.

En 1801, ils attaquèrent la ville sainte de Karbala, en Irak, et se livrèrent au massacre de milliers de Chiites, hommes, femmes et enfants. De nombreux sanctuaires chiites furent détruits, y compris celui de l'imam Hussein, le petit-fils assassiné du prophète Mohammed.
Décrivant la situation, le lieutenant britannique Francis Warden écrivit : "Ils ont totalement dévasté Karbala, pillé la tombe d'Hussein (...) et massacré plus de cinq mille personnes en une seule journée, avec une cruauté extraordinaire..."
Osman Ibn Bishr Najdi, l'historien du premier Etat saoudien, détailla les circonstances de ce massacre : "Nous nous sommes emparé de Karbala, dont nous avons massacré les habitants. Les survivants ont été réduits en esclavage, à la grâce d'Allah, Seigneur de l'univers. Nous sommes fiers de ce que nous avons accompli, et nous disons aux infidèles qu'ils subiront le même sort"
En 1803, Abdul Aziz entra dans la ville sainte de La Mecque, dont les habitants, cédant à la terreur et à la panique, s'étaient rendus et la même chose allait se produire à Médine. Les partisans d'Abd al-Wahab détruisirent plusieurs monuments historiques, ainsi que toutes les tombes et sanctuaires qu'ils contenaient. A l'issue des combats, des siècles d'architecture islamique avaient été réduits en poussière près de la Grande Mosquée.
Mais, en novembre de la même année, un Chiite assassina le roi Abdul Aziz pour se venger du massacre de Karbala. Le fils de la victime, Saoud bin Abd al Aziz, lui succéda et poursuivit sa conquête de l'Arabie. Les chefs ottomans ne pouvaient cependant plus se contenter de voir leur Empire grignoté peu à peu. En 1812, l'armée ottomane, composée d'Egyptiens, reprit Médine, Djeddah et La Mecque. En 1814, Saoud ibn Abd al Aziz mourut des suites d'une forte fièvre. Son malheureux fils, Abdullah ibn Saoud, fut emmené de force à Istanbul, où il fut exécuté d'une manière particulièrement horrible. Un visiteur de passage explique l'avoir vu traîné dans les rues d'Istanbul trois jours durant, avant d'être pendu puis décapité. Sa tête fut ensuite tirée par un canon, tandis que son cœur était extirpé et planté sur sa dépouille.
En 1815, les forces wahabites furent écrasées par les Egyptiens, sous les ordres des Ottomans, lors d'une bataille décisive. Trois ans plus tard, les Ottomans s'emparèrent de la capitale wahabite, Dariya, qu'ils détruisirent entièrement. Le premier Etat saoudien avait vécu. Les quelques survivants se retirèrent dans le désert, où ils ne firent plus parler d'eux jusqu'au 20ème siècle.

L'Histoire se Répète avec l'EI
Il est aisé d'imaginer la façon dont la création d'un Etat islamique dans les frontières de l'Irak contemporaine peut être perçue par ceux qui connaissent de l'Histoire de cette région. La philosophie du wahabisme du 18ème siècle, loin de s'éteindre à Nejd, a ressurgi dans les décombres de l'Empire ottoman, suite au chaos de la 1ère guerre mondiale. La dynastie Al Saoud - sous sa forme contemporaine - était conduite par le laconique Abd-al Aziz, habile politicien, qui sut unir les différentes tribus bédouines et instauré l'Ikhwan saoudien, dans l'esprit des combattants prosélytes d'Abd-al Wahab et Ibn Saoud.
L'Ikhwan était une réincarnation de l'ancienne mouvance cruelle et semi-indépendante, composée de fervents "moralistes" wahabites armés, qui avaient réussi à conquérir l'Arabie au début du 18ème siècle. Encore une fois, les militants réussirent à s'emparer de La Mecque, Médine et Djeddah entre 1914 et 1926. Mais Abd-al Aziz comprit rapidement que ses intérêts étaient incompatibles avec le jacobinisme révolutionnaire de l'Ikhwan. Les rebelles se révoltèrent, faisant plonger la région dans une guerre civile qui dura jusque dans les années 1930, quand le roi les fit passer par les armes.
Pour Abd-al Aziz, les vérités simples des précédentes décennies n'étaient plus d'actualité. Du pétrole venait d'être découvert dans la péninsule. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis le courtisaient, mais continuaient à soutenir Sharif Husain, seul souverain légitime. Les Saoudiens avaient besoin d'élaborer une nouvelle approche diplomatique.
Le wahabisme, mouvement djihadiste révolutionnaire empreint de pureté théologique, fut donc contraint de devenir un mouvement socialement, politiquement, théologiquement et religieusement conservateur, justifiant de faire allégeance à la famille royale saoudienne et au pouvoir absolu du roi.

La Fortune Pétrolière Répand le Wahabisme
L'aubaine pétrolière permit aux Saoudiens, selon les termes du politologue français Gilles Kepel, de répandre le wahabisme à travers le monde musulman, de "wahabiser" l'Islam, et de réduire ainsi la multitude des courants de cette religion à un principe unique transcendant les divisions nationales. Des milliards de dollars furent -- et continuent à être -- investis dans cette forme de puissance par cooptation.
Ce sont ces sommes étourdissantes -- et l'enthousiasme des Saoudiens à faire coïncider les intérêts de l'Islam sunnite avec ceux des Etats-Unis, tout en répandant le wahabisme dans les sphères éducatives, sociales et culturelles islamiques -- qui ont créé les conditions d'une dépendance de l'Occident envers l'Arabie saoudite, dépendance qui perdure depuis la rencontre entre Abd-al Aziz et Roosevelt sur un navire de guerre américain ramenant le président de la conférence de Yalta.
Les Occidentaux ont regardé le Royaume, et ils ont vu des richesses innombrables, une apparente modernité et une influence autoproclamée sur l'ensemble du monde musulman. Ils ont choisi de croire que le Royaume allait succomber aux impératifs du monde moderne, et que la gestion de l'Islam sunnite aurait également un effet positif.

Mais l'idéal religieux de l'Ikhwan saoudien ne s'est pas éteint dans les années 1930. Il a battu en retraite tout en maintenant son emprise sur certains des rouages du système, ce qui explique la dualité que nous observons aujourd'hui dans l'attitude des Saoudiens envers l'EI.
D'un côté, l'EI est profondément wahabite. De l'autre, son ultraradicalisme ne s'apparente pas à ce mouvement. On pourrait l'envisager comme un retour de balancier face au wahabisme moderne.
L'EI est un mouvement "post-médinien" : il cherche à imiter les deux premiers califes, plutôt que le prophète Mohammed, et il refuse de reconnaître la légitimité du régime saoudien.
Pendant que la monarchie saoudienne se boursouflait à l'ère du pétrole, le message de l'Ikhwan a gagné du terrain, en dépit de la campagne de modernisation du roi Faisal.

La "méthode Ikhwan" a bénéficié -- et bénéficie encore -- du soutien d'hommes et femmes influents, et de cheikhs. D'une certaine façon, Oussama ben Laden était l'incarnation parfaite de cette méthode.
Aujourd'hui, le travail de sape de l'EI contre le royaume saoudien n'est pas perçu comme un problème, mais comme un retour aux véritables origines du projet wahabite saoudien.
En laissant les Saoudiens gérer la région avec eux, tandis qu'ils s'adonnaient à leur nombreux projets -- contrer les influences socialistes, ba'athistes, nasséristes, soviétiques et iraniennes --, les Occidentaux ont révélé leur vision de l'Arabie saoudite -- richesse, modernisation et position dominante -- mais ont choisi d'ignorer l'élan wahabite.
Car, pour les services de renseignement occidentaux, les mouvements islamistes les plus radicaux étaient les mieux placés pour éreinter l'URSS en Afghanistan, et renverser les chefs d'Etat et les pays de la région qui n'avaient plus les faveurs de l'Occident.

Au regard de tous ces éléments,

pourquoi sommes-nous étonnés de voir émerger un mouvement révolutionnaire ultraviolent sur les ruines du corps expéditionnaire du Prince Bandar, mandaté par l'Occident et l'Arabie saoudite pour porter secours aux rebelles syriens dans leur combat contre le président Assad ?

Et pourquoi sommes-nous étonnés -- quand on connaît un peu le wahabisme -- de constater que les rebelles "modérés" en Syrie sont une denrée inexistante ?

Comment a-t-on pu penser que le wahabisme radical engendrerait un mouvement modéré ?

Ou que la doctrine "Un seul chef, un seul pouvoir, une seule mosquée : soumettez-vous ou préparez-vous à mourir" pourrait conduire à la modération et à la tolérance ?

A moins que nous n'ayons tout simplement pas réfléchi.