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La chute du monde islamique, le Moyen-Orient en crise

Interview de Hamed Abd el Samad

 

fév 26, 2014

Source : Islameyat, Traduction de l’arabe par Hélios d’Alexandrie pour Poste de veille

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La chaîne satellitaire Al Hayat a réalisé une seconde interview avec Hamed Abd el Samad, universitaire et écrivain égypto-allemand, auteur du livre "La chute du monde islamique". L’entretien a été conduit en langue arabe par Rachid, l’animateur du programme «Question audacieuse», ex-musulman marocain, converti au christianisme.

Une véritable bouffée d’oxygène et d’espoir

 

Note d’Hélios d’Alexandrie

Il s’agit d’une interview en profondeur d’une durée de 90 minutes; elle complète la première.

Hamed Abd el Samad a un pied dans l’Occident et l’autre dans le monde islamique, sa formation d’historien, sa profonde connaissance des deux mondes et le fait qu’il est en contact direct avec les acteurs du changement dans les pays arabes, le distingue de la majorité des «experts» et des analystes politiques. Il est rare de rencontrer une personne aussi lucide, aussi peu complaisante, aussi franche, et qui est en même temps aussi bienveillante à l’égard du monde islamique. Le monde académique et le monde politique en Amérique du Nord gagneraient à le connaître et à se familiariser avec sa pensée et son analyse.

Un conseil pour les lecteurs : prenez le temps de lire et de relire cet entretien, vous apprécierez la richesse de son contenu.

 

Rachid: Chers téléspectateurs, je vous souhaite la bienvenue au programme «question audacieuse». Nous aurons un second entretien avec le Professeur Hamed Abd el Samad. Le sujet de cette émission sera la situation au Moyen-Orient et dans le monde islamique dans son ensemble. Je tiens à vous souhaiter la bienvenue Professeur et vous dire que j’ai pris un immense plaisir à notre précédent entretien.

Hamed Abd el Samad: Le plaisir a été partagé.

 

Rachid: J’aimerai avoir votre opinion: Partant de l’analyse qu’on peut lire dans votre livre «La chute du monde islamique» publié en 2010, comment voyez-vous les évènements qui se sont déroulés en 2011? Pensez-vous qu’ils confirment ce à quoi vous vous attendiez à propos du monde islamique, ou qu’il s’agit d’évènements sans lien avec ceux que vous aviez prédits?

Hamed Abd el Samad: En toute franchise je ne m’attendais pas à des révolutions pacifiques, mais plutôt à des soulèvements, à des manifestations de colère et à des fractures dans les sociétés, en tant qu’évènements signalant le début d’une chute lente et continue. Nous avons toutefois assisté à des scénarios différents selon les régions et les pays. Ce qui se passe en Syrie est un effondrement dans le vrai sens du terme. Ce qui se passe en Libye également. En Égypte et en Tunisie c’est un début de fragmentation de la société, qui conduira éventuellement à son renouvellement. Le prix à payer sera élevé, mais j’ignore si les évènements vont se dérouler à la même vitesse ici et là, chaque pays a ses caractéristiques propres, et nous en sommes encore au début. Chose certaine, l’effondrement est inévitable, son arrière plan historique s’étire sur une longue période de temps. Plusieurs siècles de stagnation et de despotisme, d’éducation déficiente, d’économie sans planification, de politique sans objectifs, tout cela à la fin, la nation arabe et une grande partie de la nation islamique devront le payer très cher. C’est un peu comme quelqu’un qui a retiré tout son argent de la banque, qui de surcroît s’est endetté et même surendetté, pour qui le moment est arrivé de s’acquitter de sa dette, et qui ne trouve devant lui aucune échappatoire.

 

Rachid: Vous parlez de siècles de stagnation, l’islam en est-il responsable du moins en partie? Quelle part de responsabilité attribuez-vous à la religion?

Hamed Abd el Samad: La religion, voyez-vous, c’est ce qui fait mouvoir l’esprit et le cœur des peuples arabes et islamiques depuis longtemps. Comme telle la religion peut servir à tout, elle peut servir la cause de la paix comme elle peut justifier les guerres. Toutes les religions sont passées par là. On peut utiliser la religion à mauvais escient pour faire la guerre, mais on peut y trouver des principes humains comme le pardon et la convivialité. C’est cette mixture qui sert de ressort aux peuples arabo-musulmans. Mais à ses côtés, on trouve l’impuissance et le refus de se l’avouer, en plus de l’isolement et de l’éloignement volontaire du reste du monde et de tout ce qui s’y passe. La religion islamique existe depuis 1400 ans et elle a eu de bonnes périodes. Que s’est-il passé? Dans ces bons moments, on s’était préoccupé d’acquérir des connaissances et de coopérer avec les représentants des autres civilisations. Il n’y avait pas de place pour la peur et la méfiance. Je vous donne ici un exemple, au neuvième siècle après Jésus-Christ, à Bagdad, le calife abbasside organisait des concours de poésie satirique avec la participation de poètes chrétiens, juifs et musulmans. Ils devaient se moquer les uns des autres sans épargner leurs croyances. La palme revenait à celui dont la verve réussissait le mieux à pourfendre l’autre et sa religion. Le premier prix n’était pas remporté nécessairement par le poète musulman, les poèmes étaient jugés au mérite sans tenir compte de l’appartenance religieuse de leurs auteurs. Nous avons ici la preuve qu’il existait une confiance en soi, cette confiance n’existe plus de nos jours, elle a été remplacée par la suspicion et la méfiance envers les autres peuples et les adeptes des autres religions. Il existe actuellement un sentiment d’impuissance et un complexe d’infériorité qu’on tente de compenser par l’ostentation et l’outrance dans la pratique religieuse. Il s’agit là d’une des causes de la chute.

Mais il y a un aspect dont on ne parle pas souvent dans les pays islamiques: il s’agit de l’imprimerie. Elle a été inventée en Allemagne il y a 500 ans, le monde occidental en a profité pour diffuser les connaissances, l’empire ottoman a refusé à cette époque d’introduire l’imprimerie de peur qu’elle ne serve à imprimer des exemplaires falsifiés du coran, dont la diffusion pouvait échapper au contrôle des autorités. Cette interdiction de l’imprimerie a duré 300 ans environ et elle a affecté les pays arabes qui faisaient partie de l’empire ottoman. La pensée est donc restée figée. En Europe, avant l’invention de l’imprimerie le monopole de la connaissance était réservé aux nobles, aux savants et aux moines. Après, la science a été mise à la disponibilité de tout le monde et c’est ainsi qu’elle s’est répandue. La crainte pour le sacré nous a gardés en panne durant trois siècles. Ces trois siècles, nous n’avons pas encore réussi à les rattraper, nous essayons sans y parvenir.

Gutenberg, l’inventeur de l’imprimerie a rendu un immense service à l’humanité. Nous, par contre, notre crainte pour le sacré nous a fait manquer une occasion irremplaçable, celle-là même dont l’Europe a profité. Internet joue actuellement un rôle similaire à celui de l’imprimerie, à savoir briser le monopole de l’information, des idées et des connaissances. Il est accessible à la jeunesse arabe et musulmane. J’ai pour mon dire qu’entre Gutenberg et Zuckerberg (fondateur du site internet de réseautage social Facebooknous avons perdu cinq siècles.

 

Rachid: Avez-vous été surpris par les évènements récents, sachant que vous vous attendiez à une chute lente s’étirant sur une trentaine d’années? La chute précipitée et les différentes formes qu’elle prend, sont-elles une surprise pour vous?

Hamed Abd el Samad: Dans mon livre j’ai parlé de la génération Facebook. Cette génération veut connaître un autre mode de vie, mais on ne le lui permet pas. Je perçois des signes qui augurent du mieux, mais en même temps, je prends acte de la situation dans son ensemble, à savoir qu’il ne s’agit pas uniquement d’un soulèvement ou d’une révolution, mais d’un changement dans le mode de pensée et dans la façon de percevoir les choses. Le mode de pensée sur lequel la société s’est édifiée depuis de longues années repose sur des mythes, sur des mensonges, sur une mentalité tribale bien en retard sur son temps. Le mouvement Facebook a fortement secoué cette structure; or celle-ci est due pour s’effondrer. Le mouvement Facebook ne veut pas de cet effondrement, il aspire plutôt au changement, cependant il ne réalise pas que ce changement comporte un prix élevé en termes de souffrances et de sang versé. L’Histoire nous enseigne que la démocratie ne peut être établie sans luttes intestines, sans guerre civile ou conflit mondial. Alors je dis que ces révolutions, quel que soit leur caractère pacifique, sont des révolutions violentes du fait qu’elles plongent les sociétés arabo-islamiques dans ce que j’appelle le conflit interne de civilisations, non pas le conflit de civilisations à la Huntington, mais un conflit de civilisation à l’intérieur même des sociétés. Il s’agit d’un phénomène mondial car il existe dans toute société des groupes opposés qui s’affrontent.

La dictature a joué le rôle d’un couvercle en acier recouvrant toutes les laideurs et tous les aspects positifs de la société. Le couvercle une fois enlevé, tout est sorti: les toxines mais également les semences du changement, l’esprit novateur des jeunes gens et des jeunes filles, les maladies cachées comme l’intolérance et le fanatisme qui étaient en partie réprimés sous la dictature. Tout ceci a été libéré et a pris de la place sur l’avant-scène, telle est la réalité dans laquelle nous vivons actuellement.

 

Rachid: Pourquoi ce changement a-t-il pris une couleur islamique? Au début ces révolutions ont suscité l’optimisme, les dictatures sont tombées, Moubarak, Kadhafi, Ben Ali sont partis, tout semblait beau, l’avenir semblait tapissé de pétales de roses. Soudain les courants islamiques sont apparus et les gens ont été sous le choc. Ceux qui suivaient de près les choses, comme vous et moi, étaient au courant de l’existence de forts courants salafistes. Les gens ordinaires n’en revenaient pas de voir tous ces salafistes sortis de nulle part. Ils ont vu les chaînes de télé salafistes pousser comme des champignons, et diffuser un discours subversif, jusque là connu seulement à travers les écrits. Nous avons vu des gens pratiquer le takfir (déclarer quelqu’un comme apostat) en direct, et inciter ouvertement au meurtre des kafirs (apostats), comme si de rien n’était. On a vu des gens lever leur chaussure pour frapper leur interlocuteur en direct sur les écrans. Personnellement, en tant qu’ex-musulman, je déployais beaucoup d’efforts pour informer et conscientiser le public au sujet de ces courants. Là ils m’ont rendu la tâche plus facile. S’agit-il là des maladies qui se sont déclarées?

Hamed Abd el Samad: Bien sûr, si après la chute des dictatures les sociétés s’étaient révélées bonnes et saines, le fait de pousser les dictateurs à partir aurait compté pour un crime; l’œuvre de ces dictateurs apparaitrait comme parfaite. Le fait est qu’ils sont partis après avoir miné profondément leurs sociétés, ils ont permis à toutes ses maladies de se répandre en cachette et de s’enraciner. Moi je constate que le despotisme dans nos sociétés existe et se manifeste à plusieurs niveaux ou couches. Je le compare à un oignon et je lui ai donné un nom: l’oignon de la dictature. Quand vous ôtez une pelure, vos yeux larmoient et vous découvrez une autre pelure sous la première; vous l’ôtez, vos yeux larmoient et vous en découvrez une autre, et ainsi de suite. Pour en arriver à la vraie démocratie nous devons enlever pelure après pelure, patiemment et endurer la souffrance inhérente au processus. La première pelure a été la famille régnante, c’est à dire le dictateur et sa clique, en dessous est apparue la seconde pelure qu’on pensait être opposée et radicalement différente du dictateur, alors qu’elle n’est en réalité que l’autre face de la monnaie.

Les islamistes, comment ont-ils pu se répandre et monter en puissance? Bien entendu leur idéologie est connue et elle a fait des adeptes depuis un bon bout de temps, mais il faut comprendre que l’État dictatorial a laissé des vides se créer dans le corps de la société, on parle d’un vide sur le plan social et économiqueLà où l’État est absent, les organisations islamistes occupent les vides par le moyen de leurs sociétés caritatives, leurs cliniques médicales, leurs hôpitaux, dans des secteurs qui relèvent normalement du gouvernement et des institutions civiles. Ils profitent donc de cet espace pour s’infiltrer dans la société et faire en sorte que les gens dépendent d’eux. Ils prétendent lutter contre la pauvreté mais ce n’est pas le cas, ils n’ont jamais cherché à éliminer la pauvreté, ils ont simplement utilisé et géré la pauvreté pour rendre les pauvres dépendants d’eux. Ils n’ont jamais créé des emplois, ils ont seulement distribué de la nourriture à ceux qui en manquaient et fourni des soins aux malades. Ils n’ont jamais appris aux gens comment se prémunir contre la maladie ou comment devenir autonomes. Ils ont utilisé la même approche durant les élections: ils ont distribué de la nourriture et de l’argent en échange des votes. C’est donc le vide laissé par l’État qui est la cause de cette situation.

Mais il y a un autre vide que l’État a laissé dans le champ de l’éducation. L’État fournit un semblant d’éducation dénué de valeur, créant ainsi un vide qu’un système parallèle s’est empressé d’occuper. C’est ainsi que les mosquées ont pris la relève et que des écoles du soir tenues par les salafistes et les Frères musulmans sont apparues. L’État a laissé les mosquées proliférer et endoctriner les jeunes. Quand les islamistes prétendent avoir été persécutés par les dictatures, ils ne disent pas la vérité, du moins en ce qui concerne l’Égypte.

 

Rachid: Ils n’ont pas été arrêtés et mis en prison?

Hamed Abd el Samad: Ils ont été emprisonnés pour blanchiment d’argent et pour avoir fondé des organisations secrètes, mais jamais pour des raisons d’ordre politique.

Rachid: Ils n’avaient pas le droit de créer leurs propres organisations…

Hamed Abd el Samad: Alors comment expliquer l’existence des sociétés caritatives, des hôpitaux, des commerces et des milliards en argent qu’ils possèdent, s’ils étaient réellement persécutés? Dans les faits le gouvernement en Égypte avait établi avec les islamistes un pacte non-écrit: «vous vous abstenez de prétendre au pouvoir et en retour vous pouvez occuper toute la place que je vous abandonne». Cela a donné à l’Occident l’impression qu’ils étaient effectivement présents sur la scène et dangereux, du coup Moubarak est apparu de loin préférable. Par la même occasion cela a donné à Moubarak le prétexte pour maintenir son appareil répressif afin de conjurer le «danger».

 

Rachid: Leur présence est donc devenue indispensable au pouvoir, et c’est pourquoi il les a maintenus dans une sorte de position intermédiaire…

Hamed Abd el Samad: Oui, ils pouvaient s’étendre, mais sans menacer directement le pouvoir. Cela a créé un état de non-guerre et de non-paix, un état de stagnation que l’Occident a qualifié de stabilité.

 

Rachid: Une stabilité factice.

Hamed Abd el Samad: Oui et durant toutes ces années, l’esprit des gens a été pollué, le système éducatif n’a pas produit d’individus capables de réfléchir et de produire. Avec la chute des dictatures toutes ces réalités sont apparues au grand jour; c’est un peu comme si les dictatures avaient accumulé des tonnes de déchets dans des barils hermétiquement fermés. Les révolutions ont levé les couvercles et la puanteur est sortie. Les gens ont réagi et ont demandé qu’on remette les couvercles! Toute la poussière que nous avions balayée en dessous des tapis pour la cacher aux yeux du monde, les révolutions les ont mis en évidence, tout ce qui était soigneusement caché…

 

Rachid: La liberté a permis à chacun de montrer son vrai visage.

Hamed Abd el Samad: La répression instillait la peur, quand la répression et la peur ont disparu, les gens ont perdu toute retenue, chacun est apparu sous son vrai visage

 

Rachid: Nous avons été témoin d’horreurs comme le lynchage des chiites, c’était horrible et sincèrement je ne m’attendais pas à ce que des Égyptiens s’adonnent à de telles violences contre leurs voisins, pour la simple raison qu’ils s’étaient convertis au chiisme. Ce qu’on appelle la persécution religieuse fait-elle partie des choses qui étaient enfouies dans les barils?

Hamed Abd el Samad: Le fait est que les musulmans fanatiques révèlent leur vraie nature quand ils sont sous le coup de l’émotion. Dès qu’ils ont eu l’occasion de s’en prendre aux chiites ils les ont lynchés. Dès que le sit-in de Rabia el Adaweya a été dispersé, ils se sont attaqués aux églises et les ont brûlées. Cette haine est en eux depuis longtemps et elle n’attendait que l’occasion pour se déchaîner.

 

Rachid: Cela nous ramène-t-il au point dont nous avions discuté à l’émission précédente, à savoir qu’une partie de l’enseignement accumulé et des choses apprises explique de tels comportements?

Hamed Abd el Samad: C’est la diabolisation de l’autre. L’autre pour eux est l’équivalent de Satan. Entre eux et l’autre un mur a été dressé. Pour le musulman fanatique le monde se divise entre croyants et Kafirs (mécréants ou apostats). Il y a certains qui prétendent que le mot kafir ne pose pas de problèmes: tu es un kafir pour ma religion comme je le suis pour la tienne! Ce n’est certainement pas aussi anodin, au contraire le mot kafir est extrêmement dangereux, pourquoi? À cause de ce qu’il en découle comme conséquence. Selon le coran qui est la parole d’Allah les kouffars (pluriel de kafir) sont moins que des bêtes qui s’égarent! Le kafir aux yeux des fanatiques est moins qu’un animal, son humanité est niée. C’est une première porte qui s’ouvre et qui donne accès à la violence, c’est déshumaniser l’autre, le considérer comme un sous-homme qui ne mérite pas de vivre.

Voilà pourquoi il ne faut pas prendre à la légère le mot kafir, car il s’agit du début de la maladie, c’est ce qui nous cause des problèmes avec les chiites, avec les coptes, avec l’Occident, avec le monde entier. Il s’agit fondamentalement d’un racisme, même si l’islam ne fait pas de distinction entre les races, un racisme basé sur l’appartenance religieuse, où le musulman se perçoit comme supérieur aux adeptes des autres religions, non seulement sur le plan de la foi et de la morale, mais supérieur sur le plan existentiel, c’est à dire que son droit à l’existence est de loin supérieur à celui de l’autre, par conséquent il a le droit de le tuer.

Ces idées font partie intégrante de l’enseignement, et si elles n’ont pas donné lieu à plus de violences, c’est parce que le gouvernement dictatorial imposait son contrôle et sa répression. Avec la chute des dictateurs tout un chacun s’est comporté selon ce qu’il a appris. Ceux qui ont été à l’école de la tolérance et de la convivialité se sont comportés avec humanité et, il faut le reconnaître, c’est le cas de la majorité des gens. Mais il y a une tranche de la société prête à exploser comme un baril de poudre, il suffit alors d’une étincelle…

 

Rachid: Pourquoi les islamistes ont-ils profité de ces révolutions. Les jeunes qui ont manifesté au début n’ont affiché aucun slogan islamique. Ils réclamaient la liberté, la dignité, du pain et rien d’autre. Il a suffi de quelques semaines pour que les mouvements islamistes récoltent à eux seuls tous les fruits de la révolution. Ils se sont arrangés pour récupérer les revendications de la jeunesse et les ont transformées en revendications islamiques. La constitution devait être modifiée à leur avantage, le Conseil d’État (la shura) également, à tel point que plusieurs se sont demandés à quoi sert le changement. L’élan et la motivation de la jeunesse ont été tués, du fait que les islamistes sont devenus l’alternative au pouvoir dictatorial. Ma question comporte deux volets: Pourquoi les islamistes ont-ils été les grands gagnants des révolutions, et que devons-nous espérer du changement?

Hamed Abd el Samad: C’est le dictateur lui-même qui les a désignés comme alternative quand il a clairement indiqué que son départ amènera les Frères musulmans au pouvoir. Cette idée a été ancrée dans la tête des gens qui ont cru que les «frères» étaient bons et intègres du seul fait qu’ils s’opposaient à Moubarak et qu’ils pouvaient le remplacer. Il y a aussi le facteur psychologique, la religion est un puissant moteur; le rêve d’appliquer la charia occupe les esprits. Mais les gens ne sont pas conscients des implications concrètes de la charia, pour eux c’est simplement une question affective, appliquer la loi d’Allah est une excellente chose. On peut à juste titre leur demander de citer un seul exemple d’un pays qui a prospéré et réussi après avoir appliqué la charia. Mais ce n’est pas tout, ils sont aussi convaincus que la charia et la démocratie vont bien ensemble! Ils ne savent pas que la charia signifie que c’est Allah qui établit les lois et que c’est lui le législateur, que les lois d’Allah ne peuvent être ni discutées ni modifiées. La démocratie par contre, ce sont les gens de toutes tendances et de toutes les religions, chrétiens, musulmans, juifs, bahaïs, athées, qui se mettent ensemble pour discuter de leurs intérêts respectifs afin de trouver des compromis sur la base desquels les lois seront écrites. La démocratie est un moyen pour trouver un terrain d’entente entre les différents courants de la société, mais dans la charia les jugements sont connus d’avance et les lois déjà présentes et effectives, bien qu’elles aient été promulguées à une époque révolue pour traiter des affaires propres à cette époque.

Instituer la charia est un vieux rêve que nos sociétés ont entretenu, sans compter qu’elle est un produit autochtone et surtout non importé d’Occident. On en rêve sans penser aux conséquences politiques et économiques.

 

Rachid: Ils se font dire l’islam est la solution et ce slogan leur plaît, pas besoin de se préoccuper des détails…

Hamed Abd el Samad: Que signifie l’islam est la solution? Et c’est quoi exactement le «Projet Islamique»? J’ai posé cette question à des personnes qui sont au cœur du «Projet Islamique» comme le Docteur Abd el Menem Aboul Foutouh et à d’autres, personne n’a été capable de me donner une réponse cohérente. En quoi consiste le «Projet Islamique»? Va-t-on réinventer la roue? L’islamiste qui veut prendre le pouvoir et gouverner, quel est son objectif? Combattre le chômage, créer des emplois, lutter contre la flambée des prix? Ce n’est certainement pas son but, ni son champ d’expertise, il ne détient dans ces domaines aucune compétence, comme nous avons pu le constater quand les Frères musulmans ont pris le pouvoir. Aucune personne sortie de leurs rangs ne s’est montrée à la hauteur des responsabilités. Ils ont pris le pouvoir avec l’idée d’appliquer la loi d’Allah, et croyaient qu’en retour le ciel fera pleuvoir toutes sortes de bienfaits, parce qu’Allah sera satisfait d’eux. Cette façon de penser n’a rien à voir avec la vraie vie et encore moins avec la politique. C’est une pensée mythique et il est regrettable que beaucoup de gens continuent à y prêter foi.

Quand ils étaient dans l’opposition, il leur était facile de faire des promesses qui se réaliseraient ici-bas et dans l’au-delà: Le «Projet Islamique» et celui de la «Nahda» (renaissance), disaient-ils, apporteront la prospérité avec la bénédiction d’Allah, et après la mort dans l’au-delà, les portes du paradis seront ouvertes aux croyants. De cette façon le bonheur sera assuré dans ce monde et dans l’autre. Telle fut leur plus grande erreur, ils auraient dû rester en permanence dans l’opposition à créer des attentes et à susciter des rêves dont la réalisation serait sans cesse remise à plus tard. Mais du moment qu’ils se sont emparés du pouvoir, les gens ont commencé à les mesurer à l’aune de leurs promesses; ils n’ont pas tardé à constater le fossé béant qui s’est creusé entre les promesses des «frères» quand ils étaient dans l’opposition et leurs réalisations quand ils ont pris le pouvoir. Pas une seule promesse n’a été tenue!

 

Rachid: Même que la situation n’a fait qu’empirer.

Hamed Abd el Samad: Le rêve a cédé la place à la déception. Les gens qui ont comparé les promesses d’hier avec les résultats d’aujourd’hui disent: «nous sommes découragés du changement!» Mais moi je dis que c’est une excellente chose.

Rachid: Pourquoi?

Hamed Abd el Samad: Parce que la seconde pelure de «l’oignon de la dictature» a été enlevée, elle était cachée sous la première, et chaque pelure se cache derrière celle qui la précède et qui la recouvre. Il s’agit donc de les enlever l’une après l’autre, de telle sorte que le peuple finisse par regarder en face la dure réalité, à savoir: le ciel ne fait pas pleuvoir l’or et l’argent…

 

Rachid: Il faut un véritable programme efficace porté par des gens compétents.

Hamed Abd el Samad: Des gens compétents et non des personnes qui répètent des slogans du genre: «Allah est de notre bord!»

 

Rachid: Des barbus qui portent la zebiba au front et qui se disent capables de tout gérer.

Hamed Abd el Samad: Le peuple est actuellement immunisé contre tout cela. Tout prétendant à une responsabilité politique se fait poser des questions concernant sa compétence, sa formation académique et son expérience.

 

Rachid: Il ne lui suffit pas de dire qu’il craint Allah et qu’il fait partie des «frères».

Hamed Abd el Samad: De toutes façons ils (les islamistes) prêchaient en disant aux gens: «craignez Allah!» Mais eux-mêmes étaient plongés, grâces soient rendues à Allah, dans toutes sortes de scandales et d’affaires scabreuses, dont il n’est pas besoin de mentionner les détails. Leur hypocrisie est apparue au grand jour, le fossé entre leurs slogans, leurs prétentions et la réalité est devenue évident à tous. Les voir tels qu’ils sont a été un pas important parce qu’il nous a permis de nous en libérer.

J’aime à dire que le roi Farouk a essayé de se débarrasser des Frères musulmans, mais n’a pas réussi. Le président Nasser a essayé à son tour sans plus de succès. Après lui Sadate a tenté sa chance, mais sans résultats. Moubarak a essayé au début de son règne mais il a dû se résigner. Le seul qui a réussi à se débarrasser des Frères musulmans c’est Mohamed Morsi.

 

Rachid: Et en un rien de temps.

Hamed Abd el Samad: Un an seulement… Le peuple devait absolument les voir à l’œuvre, aux commandes du pays, pour s’ouvrir les yeux. Ils devaient s’en aller au plus vite, autrement ils auraient pris le contrôle de tous les leviers du pouvoir et ils auraient mis à exécution un projet dictatorial. Ils n’avaient devant eux aucune autre avenue; après avoir échoué sur le plan économique, il ne leur restait pour seule issue que la dictature et la répression. C’est pourquoi le soulèvement populaire et l’intervention de l’armée, en ce moment précis, ont été salutaires.

 

Rachid: Vous considérez le fait de se débarrasser des Frères musulmans comme quelque chose de positif?

Hamed Abd el Samad: Globalement c’est positif, mais la manière dont on s’y est pris constitue un point négatif, car elle leur permet de se poser de nouveau dans le rôle de la victime afin d’attirer la sympathie. Mais cette sympathie ne se traduira pas en gains politiques, le plus qu’ils peuvent espérer c’est que les gens les plaignent à cause de l’injustice qui les a frappés. Mais personne n’acceptera qu’ils reprennent le pouvoir une seconde fois; c’est fini, nous les avons vus une fois et nous savons de quoi ils sont capables: paroles en l’air, totale incohérence en économie et en politiqueincompétence crasse… Qui aurait pu imaginer qu’un président égyptien, nomme comme gouverneur de Louxor un membre de la Jamaa Islameya, l’organisation terroriste responsable du massacre de 62 touristes à Louxor? Par quelle logique tordue une telle nomination a pu être envisagée?

 

Rachid: Croyez-vous que le fanatisme religieux soit responsable de telles erreurs? Le fait d’appartenir à la même mouvance et à la même idéologie a peut-être pesé dans la décision, et nous l’avons d’ailleurs déjà vu à d’autres occasions, comme par exemple dans l’affaire des soldats égyptiens pris en otages par les jihadistes au Sinaï. On a refusé de dévoiler l’identité des responsables de cette prise d’otage du seul fait de leurs liens avec les Frères musulmans.

Hamed Abd el Samad: C’est exactement cela le tribalisme comme style de gouvernement. Après la chute du califat ottoman en 1924, les sociétés islamiques se sont trouvées devant trois choix possibles: le retour au califat, le retour au tribalisme d’antan, ou l’édification d’un État moderne. Les sociétés islamiques ont été incapables de faire un choix clair, elles sont restées partagées entre les trois choix, pour finalement les réunir tous les trois!

 

Rachid: Oui et cela a produit une entité difforme.

Hamed Abd el Samad: Une entité politique difforme, comme par exemple ce que j’appelle le «stalinisme tribal» ou «stalinisme bédouin», incarné par Kadhafi, Saddam Hussein et Assad. Un régime de type stalinien sur lequel le tribalisme bédouin ou arabe a été greffé. D’autres pays ont plutôt mis de l’avant l’islam, comme l’Arabie Saoudite, l’Iran et l’Afghanistan. Certains ont essayé de former un État moderne, mais des influences diverses les ont fait reculer. Les pays qui ont réussi au tout début à échapper à ce cercle sont au nombre de trois: la Turquie, la Malaisie et l’Indonésie. Ils ont été longtemps un exemple de pays islamiques modernes, et nous n’en étions pas peu fiers. Mais cela a été possible dans ces trois pays parce que l’islam n’y a joué aucun rôle.

 

Rachid: Nous revenons constamment au même point: dans la mesure où on lime les griffes de l’islam, qu’on l’empêche de se mêler de politique, l’évolution vers un État moderne devient possible.

Hamed Abd el Samad: Ou vers un État tout court, parce que l’islam politique en principe est opposé à l’idée d’État. L’islam politique est d’essence tribale, il rejette la démocratie, mais reconnait la shura (la consultation) qui n’a rien à voir avec la démocratie. La démocratie signifie que le peuple a le droit de débattre sur les lois proposées. En ce qui concerne la shura les lois sont préexistantes depuis des siècles, le débat porte sur les modalités d’application.

 

Rachid: Quel est le secret du succès initial des pays que vous avez mentionnés, et qu’elle est la cause de l’échec qui les guette?

Hamed Abd el Samad: En Turquie, par exemple, la laïcité était franche et claire, de même le combat contre le courant religieux qui s’y opposait. Kamal Atatürk a été incisif avec les chefs religieux qui mettaient des bâtons dans les roues de son projet de modernisation de la Turquie: laïcité des institutions, accès des femmes à l’instruction et aux universités etc. Il s’est opposé à eux avec violence et les a exclus. À propos d’Erdogan il est important de dissiper les idées fausses que colportent les gens qui lui donnent crédit de la «renaissance» de la Turquie moderne et de son succès économique. Tel n’est pas le cas, Erdogan ne fait que récolter les fruits de ce qu’Atatürk a semé. C’est la même chose en ce qui concerne la Malaisie et l’Indonésie. Elles ont un système de gouvernement laïc qui est le fruit de luttes, de guerres et de coups d’État militaires. Elles ont réalisé qu’elles devaient mettre sur pied des États modernes et pluralistes, du fait qu’elles abritent plusieurs religions en dehors de l’islam, surtout en ce qui concerne la Malaisie qui compte également plusieurs ethnies. C’est de cette façon qu’elles ont assuré la paix et la coopération des citoyens.

Et malgré cela on découvre que l’influence de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite sur ces trois pays est plus grande que l’influence de ces trois pays sur les autres pays islamiques, il s’agit là d’un problème majeur. Les pays qui ont privilégié la modernité devraient en principe nous servir d’exemple et de guide, mais c’est plutôt l’inverse, ce sont l’Égypte et l’Arabie Saoudite qui influencent les autres pays islamiques, à travers l’Azhar et l’institution wahhabite dont les émissaires, l’argent et les livres au contenu haineux, se répandent partout, avec comme conséquences, la fanatisation croissante des gens en Malaisie et Indonésie, et la multiplication de groupes extrémistes qui commettent des actes terroristes. Dans certaines régions de la Malaisie la charia est strictement appliquée: les femmes adultères sont lapidées et les buveurs d’alcool flagellés en public; c’est une forme de primitivisme.

 

Rachid: Une régression.

Hamed Abd el Samad: Malgré le fait qu’ils avaient adopté la modernité. L’islam a ceci de particulier qu’il ne reconnaît pas l’État à moins que l’État soit modelé par lui. Ce type de conflit ne s’est pas encore réglé dans les sociétés islamiques. Ceux qui ont décidé d’édifier un État moderne devaient expliquer aux gens que l’État moderne ne s’oppose pas à la religion, ni à la liberté de croyance. Chaque personne conserve le droit d’adorer son dieu comme elle l’entend, comme celui de construire des lieux de culte, mosquées, églises, temples, sans restriction. Sauf que l’État moderne ne doit pas permettre à la religion de le modeler, autrement il serait défiguré et deviendrait méconnaissable, tous les exemples historiques le démontrent.

 

Rachid: Le modeler au profit de certains et au détriment des autres.

Hamed Abd el Samad: C’est cela, et la notion de citoyenneté dans ces conditions perd toute sa signification. Nous vivons dans le vingt-et-unième siècle et nous assistons encore à des heurts entre musulmans et coptes. Tout d’un coup un Sheikh qui se veut conciliant s’avise de dire: «les coptes sont des dhimmis (ahl zema, soumis à un pacte de protection) et le prophète Mohamed nous a recommandé de bien les traiter». De quel dhimmis parles-tu monsieur le Sheikh, le copte est un citoyen comme moi, ta sollicitude est déplacée et ce n’est pas à toi de lui reconnaître ou de lui nier des droits…

 

Rachid: Il ne vit pas sous ta protection…

Hamed Abd el Samad: Il ne vit pas sous ta protection et peu importe ce que le prophète t’a recommandé de faire, le tolérer ou le tuer, cela ne doit jouer aucun rôle dans un État moderne. Ce qui a été enseigné dans les premiers siècles de l’islam n’est pas contraignant pour nous et n’a pas à être appliqué au quotidien, parce que les circonstances et les conditions ne sont pas les mêmes. Elles sont à l’heure actuelle multiples et variées. Il n’y a plus de dhimmis, contraints de payer la jizia (la rançon), c’est fini ces choses appartiennent au passé et le débat à leur propos n’a aucune pertinence.

 

Rachid: Pourquoi les Frères musulmans ont-ils échoué en si peu de temps, un an à peine?

Hamed Abd el Samad: Parce qu’ils ont porté sur leurs épaules le poids de toutes les «grandes illusions» et le poids des promesses de l’islam politique qu’ils s’étaient engagés à tenir. Tout ceci n’était que le produit d’une imagination indigente et malade, une imagination de perdants (loosers): la prétention d’islamiser la société, d’islamiser l’État, d’islamiser le monde islamique et pour finir, la prétention de se hisser au «professorat» (leadership moral) du monde! En quel honneur s’il vous plaît, et quel mérite avez-vous pour prétendre servir de phare à tout le genre humain? Qu’avez-vous fait pour l’humanité pour mériter d’occuper un tel rang? Montrez-nous vos réalisations depuis mille ans! Nos vêtements, nos maisons, nos moyens de locomotion et de communication, nos médicaments, tout ceci vient de l’Occident. Qu’avez-vous offert à l’humanité au cours des derniers siècles? Cherchez, vous ne trouverez rien!

 

Rachid: Ce que vous venez de dire me fait penser à une question qui vous a été posée par quelqu’un qui assistait à une de vos conférences: «que perdrons-nous si le monde perdait tout d’un coup un milliard et demi de musulmans?» Vous avez dû répondre à cette question que j’estime pénible, vous avez dit le monde perdra des lieux de tourisme, un milliard et demi de consommateurs… Pouvez-vous nous en dire plus long?

Hamed Abd el Samad: C’est une question provocante qui m’a été posée lors d’une conférence à Munich. Une personne m’a demandé: «si du jour au lendemain le monde islamique disparaissait d’un coup que perdrait l’humanité?» La question est pertinente je le reconnais. Le monde islamique est plein de gens bons et sympathiques, et nul doute que sur le plan humain nous perdrions beaucoup. Mais le vrai sens de la question est plutôt celui-là: «je suis allemand, qu’est-ce que je profite de vous? Vous remplissez les bulletins de nouvelles nuit et jour, il n’y a pas une région du globe qui occupe les bulletins de nouvelles autant que la vôtre, on ne parle que de vous, le monde entier parle de guerre, de terrorisme, de peur, mais en retour en quoi m’êtes-vous utile, que faites-vous pour me rendre la vie plus facile et plus agréable?» Cette question fait mal!

 

Rachid: Pour quelqu’un comme vous et moi.

Hamed Abd el Samad: Cette question a d’ailleurs été posée par des gens qui se voulaient des réformateurs dans le monde islamique: «Qu’offrons-nous à l’humanité? Qu’offrons-nous en dehors de la rage? En dehors du rejet? Le rejet est-il une vertu?» C’est exactement cela le fonds de commerce de l’islam politique, là se trouve son principal investissement: faire du refus et du rejet une vertu, en faire une marchandise; c’est ce que j’appelle, moi, le commerce de la rage.

L’islam politique a prospéré sur le commerce de la rage, jusqu’au moment où il a assumé la responsabilité du gouvernement. Dans l’opposition les Frères musulmans rageaient et alimentaient la rage des gens. Parvenus au pouvoir, ils se devaient de transformer l’énergie investie dans la rage en quelque chose d’utile pour eux et pour le peuple. Tel ne fut pas le cas, ils ont continué à se comporter comme s’ils étaient encore dans l’opposition: blâmer l’autre, accuser l’Égypte profonde de leur mettre des bâtons dans les roues, accuser les «ennemis de l’islam», fustiger l’Occident… Ils se sont montrés sous leur vrai jour devant les gens, comme une organisation qui alimente la rage et qui fait des promesses impossible à réaliser.

Rachid: et des slogans emphatiques.

Hamed Abd el Samad: Des prétentions surdimensionnées à une époque où les grandes illusions ne trouvent plus preneur. La dernière de ces grandes illusions se trouve dans les rêves de l’islam politique, ils se dégonflent d’ailleurs l’un après l’autre. Avec la chute des Frères musulmans, nous ne pouvons pas affirmer que l’islam politique est tombé, mais…

 

Rachid: C’est ma prochaine question: les Frères musulmans sont-ils vraiment tombés?

Hamed Abd el Samad: Les Frères musulmans sont tombés. En Égypte leur chute ne fait pas de doute, par contre leur organisation internationale tient toujours. C’est une grande organisation financée à coups de milliards, ils possèdent des banques en Suisse et dans les Bahamas, ils sont soutenus par des pays comme le Qatar… Mais la tête de la vipère a été fracassée. L’islam politique en général est capable de changer de couleur et de tenter un retour, parce que la rage ne s’est pas dissipée, et la rage en tant que marchandise trouve preneur. Un milliard et demi de musulmans, tant de jeunes dont la moitié sont des chômeurs, des jeunes au rêve brisé, des jeunes qui ont reçu une éducation qui a pollué leur esprit. L’environnement dans lequel ils ont grandi est un terreau fertile pour la rage, il est donc possible que l’histoire se répète.

Malgré cela je crois que l’islam politique se prépare en ce moment à affronter sa dernière bataille. Elle sera coûteuse et douloureuse, et elle fera de nombreuses victimes des deux côtés. Mais la coupe que l’Europe a dû boire pour en arriver à instaurer la démocratie, cette coupe le monde islamique devra la boire également; c’est ce que nous enseigne l’Histoire, et nous avons pris du retard, beaucoup de retard. Donc l’islam politique…

 

Rachid: Vous dites qu’il s’engagera bientôt dans sa dernière bataille?

Hamed Abd el Samad: Oui.

Rachid: Laissez-moi vous posez la question différemment: Ce que nous voyons ne dément-il pas votre prédiction? Je prends comme argument la progression de l’islam en Europe, les médias islamiques d’ailleurs en parlent abondement. Et il ne s’agit pas de n’importe quel islam, on parle ici de l’islam salafiste. J’ai vu des salafistes en Allemagne, à Paris, en Belgique, en Amérique, dans tous les pays. En Australie il existe des mouvements salafistes et l’islam politique est très présent. En Angleterre ils ont pignon sur rue et les Anglais en ont peur, de la même façon que les Égyptiens ont peur des organisations islamistes. Ce qui se passe en Syrie, l’ascension du parti el Nahda en Tunisie, le parti de la «justice et du développement» au Maroc… Alors je peux vous dire que ce que vous affirmez la réalité le dément.

Hamed Abd el Samad: Pas du tout. Dans mon livre «la chute du monde islamique» j’ai dit textuellement que l’islam politique s’engage dans sa dernière bataille. Quand les Frères musulmans ont pris le pouvoir, mes détracteurs m’ont dit exactement ce que vous venez de me dire; ils m’ont dit: «tu vois tu t’es trompé!» Je leur ai répondu: «patientez encore un peu, cette pente descendante ne peut être évitée, elle fait d’ailleurs partie intégrante du processus d’effondrement. Les sociétés en faillite cherchent fébrilement une dernière carte à jouer, la carte ultime est celle de l’identité islamique, mais il s’agit d’une carte sans fonds. Les fonds manquent totalement, ce n’est que prétentions, illusions et idées sans lien avec la réalité du monde où l’on vit.»

Le commerce de la rage parmi les musulmans en Europe est sans doute prospère, oui il y a des musulmans et des salafistes en Europe, mais il s’agit d’une présence quantitative et non qualitative. Ils n’ont aucune influence économique, politique ou sociale, c’est un phénomène visible et audible, très présent dans les médias, mais quels sont ses moyens? Dominer le monde par le peuplement et la natalité, par le nombre n’est pas possible, la démographie ne constitue pas un élément déterminant à l’ère de la technologie et des communications, à l’ère des économies fortes qui reposent sur des bases solides, de la diplomatie intelligente, de la mondialisation etc. De quel poids pèse le monde islamique face à l’Europe, à la Chine, à l’Inde, au Brésil et aux puissances émergentes. Tous ces pays ne cherchent pas à dominer le monde, simplement à vivre et à améliorer leur niveau de vie.

Celui qui rêve de dominer le monde est certainement quelqu’un qui souffre d’un complexe d’infériorité, quelqu’un de faible qui tente de compenser cette infériorité par des incantations du genre: «un jour nous allons dominer l’Europe!» En vertu de quoi? Si l’Europe a déjà colonisé ton pays par la force des armes et de la science, par quel moyen les musulmans entendent-ils dominer l’Europe, alors qu’ils sont dépendants de l’assistance sociale que leur consentent les sociétés où ils vivent? Que ces sociétés qu’ils traitent de «mécréantes» leur coupent cette aide et ils ne pourront plus y vivre! Quand on me dit qu’ils se multiplient et se répandent…

 

Rachid: Alors qu’elle est la raison de ce fantasme? J’ai déjà fait une émission que j’ai intitulée «le fantasme du califat», et vous pouvez l’appeler autrement, certains comme Safwat Hegazy l’ont appelé les «États Unis islamiques»! Certains lui ont donné le nom pompeux de «professorat du monde». Un homme comme Khaled Mechaal (leader du Hamas) a fait un discours dans lequel il a prédit qu’un jour les musulmans domineront le monde! Je trouve ça étrange parce que lui-même ne parvient pas à vivre en paix dans le petit bout de territoire qu’il prétend contrôler. Qu’en est-il de ce fantasme qui habite ces gens?

Hamed Abd el Samad: C’est le fantasme du retour au passé. Il fut un temps où la nation islamique était puissante et prospère, mais le temps a fait son œuvre et la domination de cette nation est à présent chose du passé; cependant elle refuse de le reconnaître. D’autre part il existe des versets du coran qui soutiennent ce fantasme tel ce verset qui dit: «Vous êtes la meilleure communauté suscitée parmi les hommes». De tout ce qui s’est dit et fait il ne reste que cette phrase: «vous êtes, ou vous fûtes, la meilleure communauté suscitée parmi les hommes».

Si l’on veut tester cette affirmation dans le monde d’aujourd’hui, il est important d’apporter des arguments solides à son appui. Si je m’adresse à un Américain, ou à un Japonais ou à un Philippin ou à n’importe quel citoyen d’un pays non-musulman, en lui disant: «je suis musulman, je fais partie de la meilleure communauté suscitée parmi les hommes!» Il me répliquera: «En vertu de quoi? Apporte des preuves de ce que tu avances. Qu’est-ce que tu as offert à l’humanité dans le champ des idées, de la philosophie, de la science au cours des derniers siècles? Ne me parle pas d’Avicenne ni de Fârâbî, ni de ce qui a été fait il y a 1200 ans, parle-moi plutôt de ce qui a été fait depuis 1000 ans, ou aujourd’hui». Les fantasmes des empires qui ont disparu ont la vie dure.

 

Rachid: Mais il y a plusieurs empires qui ont disparu. Je prends comme exemple l’empire britannique, et d’autres comme les empires perse, macédonien et romain. Mais je ne vois aucun des ressortissants de l’Angleterre, de l’Italie ou de la Grèce dire et répéter: « un jour nous allons rebâtir notre empire et nous allons vous dominer. »

Hamed Abd el Samad: C’est la promesse du coran à l’effet que les croyants hériteront de la terre et de tout ce qu’elle contient. Le coran prédit la victoire de l’islam, c’est le rêve ou le fantasme du retour, du phénix qui renaît de ses cendres; il s’agit fondamentalement d’un rêve fasciste. Le fascisme en Allemagne est apparu après la chute des Habsbourg et la fuite du Kaiser, après la première guerre mondiale qui s’est terminée par la capitulation de l’Allemagne. Le mouvement nazi est apparu peu après, avec le rêve ou le fantasme du retour de l’empire germanique et la domination de l’Europe. C’est le rêve du vaincu faible et humilié.

Dans le cas des sociétés islamiques le rêve est appuyé par des textes sacrés, immuables et interdits de discussion, tirés du coran et des hadiths. Dans l’esprit des musulmans c’est cela qui doit arriver et qui arrivera parce que c’est la promesse d’Allah. Mais sur quelle base et comment cela se fera-t-il? Sur quelle base un musulman du simple fait qu’il est croyant, se donne le droit de prétendre à la maîtrise du monde? Aucune… Il n’y en a pas! Parce qu’il est faible et de surcroît paresseux, il se cache derrière ce rêve et c’est tout: «Je suis membre de la meilleure communauté suscitée parmi les hommes, que cela te plaise ou non, point à la ligne! Et nous allons dominer le monde que tu le veuilles ou non c’est ainsi!» Mais par quel moyen militaire ou non cela se fera-t-il? «Je n’en sais rien, Allah s’arrangera, il fera le nécessaire!»

Comme on peut le constater, c’est un manque de maturité, une sorte d’adolescence mentale couplée au sentiment d’impuissance et au complexe d’infériorité. Fort heureusement plusieurs musulmans y ont renoncé, ils ont commencé à faire usage de leur raison, à appuyer l’idée d’un État civil et l’égalité des droits pour tous les citoyens. Le mouvement islamiste se retrouve ainsi coincé avec son fantasme, ne sachant que dire et que faire. Alors il déclare être en faveur d’un «État civil avec référence islamique»!

 

Rachid: Un verbiage absurde.

Hamed Abd el Samad: C’est une notion incompréhensible. Que signifie dans le concret un État civil avec référence islamique?

Rachid: Cela me rappelle le comédien Adel Imam, dans un de ses films, alors qu’il subissait un interrogatoire, il a avoué être à la fois communiste et Frère musulman! Comme quoi il est permis de mélanger deux concepts contradictoires.

Hamed Abd el Samad: C’est ce qu’on appelle la schizophrénie. L’incapacité de définir ou de cerner son identité ou de fixer son choix. Le mouvement islamiste place côte à côte des systèmes incompatibles qui ne vont pas ensemble. On ne met pas des épinards dans un pouding au riz, ça ne goûte pas bon. Pourtant ce mélange qui ne peut pas fonctionner, il s’obstine à le maintenir en nous assurant que «la prochaine fois ça va marcher!» Il refuse l’évidence, on a beau lui donner des preuves que ce concept a été essayé sans succès en Iran, en Afghanistan, en Somalie, au Soudan, en Arabie Saoudite et même en Égypte avec les Frères musulmans, c’est peine perdue. Le fantasme a la vie dure: «Un jour ça va marcher parce qu’Allah nous préfère et nous aime plus que les autres Comment ça, est-ce que ton dieu est raciste pour t’aimer ainsi plus que les autres?

 

Rachid: Pour en revenir à l’Égypte, elle a vécu une seconde révolution et nous ne savons pas ce que l’avenir lui réserve; en ce qui la concerne on est dans l’incertitude. Mais il y a d’autres pays qui sont stables et qui ne semblent pas avoir trop de problèmes comme l’Arabie Saoudite, la Jordanie, où il y a eu quand même des manifestations. Et on dit que les monarchies sont à l’heure actuelle les régimes les plus stables dans le monde arabe. Comment voyez-vous la situation dans ces pays?

Hamed Abd el Samad: La stabilité dans ces pays est plus apparente que réelle parce que leurs sociétés sont en état d’ébullition sous la surface. Le fait est que le mode de gouvernement de ces pays est clair et net depuis le début, c’est le régime tribal arabe avec lequel tout le monde est familier. En cas de problèmes ou de disputes on se réfère au Sheikh de la tribu qui voit à aplanir les différends et à mettre tout le monde d’accord. Ce mode de gouvernement facilite les choses au monarque, il lui permet de gérer plus facilement les crises. Mais il ne faut pas perdre de vue la dimension religieuse: au Maroc le roi est appelé «Prince des croyants», il est supposément un descendant du prophète, ce qui lui accorde la légitimité et lui permet de transcender la politique. En cas de soulèvement populaire il intervient pour calmer le jeu: «vous voulez changer le gouvernement? Qu’à cela ne tienne, vous aurez ce que vous voulez. Vous voulez de nouvelles élections? Vous les aurez…»

Rachid: Une nouvelle constitution.

Hamed Abd el Samad: «Aucun problème, nous en avons plusieurs pour satisfaire à tous les goûts.»

 

Rachid: En Jordanie c’est pareil, la famille régnante des Hachémites est aussi d’une noble lignée.

Hamed Abd el Samad: L’Arabie Saoudite aussi, du fait qu’elle contrôle les lieux saints de l’islam. Le roi porte le titre de Serviteur des deux sanctuaires (la Mecque et Médine). Mais les régimes monarchiques ne sont pas immunisés contre les révolutions, à preuve le Bahreïn a connu une grande révolution qui est restée largement ignorée. Al Jazzera a gardé un silence criminel à son sujet. Si on tient compte de la taille du pays et du nombre d’habitants, cette révolution ne le cède en rien à celle de l’Égypte, et pourtant le Bahreïn est une monarchie, cependant le Prince ne jouit pas d’une légitimité de nature religieuse. Donc cette stabilité n’est qu’apparente, car si on revient à la réalité des choses, un État comme l’Arabie Saoudite ne peut être considéré comme stable; de tous les pays islamiques il est celui qui souffre le plus de schizophrénie.

Rachid: Comment cela?

Hamed Abd el Samad: L’Arabie Saoudite fait preuve d’une grande ouverture à la consommation de style américain, et en même temps elle abrite le fondamentalisme islamique wahhabite, réputé être le plus extrémiste, et pour qui tout musulman est un kafir (mécréant) à moins qu’il n’adopte le wahhabisme. Ce mélange de consumérisme à l’américaine et de wahhabisme est à proprement parler explosif. Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi 15 des 19 pirates de l’air qui ont perpétré les attentats du 11 septembre étaient saoudiens? C’est exactement cela la schizophrénie: adopter un mode de vie à l’occidentale, en jouir, s’adonner à tous ses travers et à toutes ses voluptés, et en même temps, en son for intérieur et de par son éducation religieuse entretenir une hostilité profonde à l’égard de ce mode de vie. L’existence chez la même personne de deux manières d’être aussi conflictuelles, est source de danger.

L’explosion à laquelle je m’attends en Arabie Saoudite sera assourdissante. Nous approchons de l’étape où elle aura épuisé ses réserves pétrolières, ce sera au cours des prochaines décennies. Il existe dans ce pays, supposément très riche, pas moins de 40% de jeunes qui ne trouvent pas d’emploi, la pauvreté a atteint des niveaux impossibles à imaginer. Le contraste entre la richesse et la pauvreté engendre le mécontentement et la colère. L’Arabie Saoudite compte une minorité chiite importante, 50 mille chiites sont emprisonnés sans jugement; les trois millions de chiites sont en colère. Tous ces ingrédients mis ensemble augurent du pire et je prévois une explosion comme en Égypte, autre pays décrit il n’y a pas si longtemps comme le plus stable de la région.

Mais les gens n’ont pas encore réalisé que le caractère tribal de la société saoudienne est en voie d’être remplacé par quelque chose de différent: l’Arabie Saoudite est le pays musulman qui compte le plus grand nombre d’athées.

 

Rachid: Je m’étonne à juste titre de ce phénomène. Sur Twitter j’échange avec beaucoup de gens. Des groupes entiers de Saoudiens et encore plus de Saoudiennes font ouvertement profession d’athéisme. L’usage de Twitter est plus répandu en Arabie Saoudite que partout ailleurs dans le monde musulman, probablement en raison de la sécurité qu’il offre à ses utilisateurs. Tous ces gens rejettent l’islam catégoriquement, ils le font avec humour ou sur un ton moqueur, mais bien souvent on sent la hargne et la colère. Comment expliquez-vous ce phénomène? Source:  #saudiatheistgirl

Hamed Abd el Samad: Ce phénomène se rencontre en Arabie et en Iran, deux pays qui vivent depuis longtemps sous un régime islamique, ils ont par conséquent une longue expérience du mensonge, de la répression et des promesses en l’air au nom de l’Islam. Ils ont, selon l’expression bien de chez nous, «avalé le poisson jusqu’à la queue». Ils ont été immunisés et on ne peut plus leur faire gober n’importe quoi. Mais en contrepartie il existe des mouvements fondamentalistes aussi forts; c’est exactement cela "le conflit de civilisation interne": un groupe religieux fanatisé suscite en réaction un groupe qui rejette catégoriquement la religion; mais ce dernier ne se contente pas d’appeler à séparer la religion de la politique, il va jusqu’à réclamer l’élimination de la religion, ce qui, soit dit en passant, n’est pas acceptable dans un État civil où toute personne à la liberté de croire ou de ne pas croire. Ceci dit le nombre élevé de gens qui rejettent l’islam, est l’un des éléments qui m’ont convaincu que l’explosion en Arabie Saoudite est imminente.

 

Rachid: Vous vous attendez à ce que ça se produise?

Hamed Abd el Samad: Naturellement, parce que nous vivons dans une époque où la dictature, quelle que soit sa forme, ne peut pas durer. Ce n’est plus possible à cause de la mondialisation et surtout de la révolution dans les communications. Dans le passé la dictature était possible, parce qu’elle avait les moyens de contrôler l’information et d’isoler sa population du reste du monde. À présent les jeunes sont branchés, ils voient tout ce qui se passe ailleurs dans le monde, en Europe, au Liban…

Rachid: Avant l’État contrôlait les médias, Kadhafi, à travers ses médias diffusait sa propagande, et tout ce qui venait de l’étranger était censuré. À présent avec les satellites tout est ouvert.

Hamed Abd el Samad: Il n’y a plus de monopole de l’information. Aucun pays à part la Corée du Nord n’est en mesure de contrôler l’information, pas même la Chine. Après avoir goûté à la possibilité de voir le monde tel qu’il est, les jeunes ne se laisseront pas faire, et n’accepteront pas qu’on leur impose une information censurée par l’État, d’autant plus que, dans le monde musulman, les moins de 25 ans forment plus de 50% de la population.

La génération montante est comme un déluge, elle a adopté un langage différent et s’est habituée à d’autres façons de faire. Il est illusoire d’essayer de contrôler ces jeunes, l’argument d’autorité n’a aucune prise sur eux. Il n’existe pas d’autre avenue en dehors du dialogue et du compromis.

Notre attente ne sera pas longue, l’Arabie Saoudite et la Jordanie nous réservent des surprises, ce sera dans un couple d’années; c’est que les fondements de ces sociétés ne sont pas sains et ne s’accordent pas avec l’esprit du temps. Avant la modernité, la télé, l’internet ça pouvait aller, mais plus maintenant. Ceux qui aujourd’hui tiennent à vivre comme au temps où on voyageait à dos de chameau, sont voués à l’insignifiance. Nous vivons à l’ère des satellites et de la nanotechnologie, et non à l’ère des caravanes et de l’urine de chameau comme remède universel. Interdire aux femmes de monter à bicyclette ou à conduire une auto…

 

Rachid: En Arabie Saoudite la femme n’a pas le droit de quitter sa maison, sans chaperon. Il ne lui est pas permis de s’instruire sans l’accord de son père, de son tuteur ou de son mari; elle ne peut pas conduire son auto. Tout cela à cause des lois tribales. Croyez-vous que la femme participera à la révolution qui s’annonce?

Hamed Abd el Samad: La femme en elle-même est comme une révolution permanente. Paralyser la moitié de la société en pesant sur un bouton relève désormais d’un passé révolu. Que ce soit en Arabie Saoudite ou ailleurs, la femme aujourd’hui observe le monde, elle sait dans quelle direction il avance. Il sera impossible de lui bander les yeux et de paralyser la moitié de la société. Les jeunes Saoudiens attendent qu’une brèche s’ouvre, un peu comme en Égypte, ils s’y engouffreront et ne tarderont pas à descendre dans la rue. Je m’attends à des affrontements sanglants, parce que face à eux, leurs adversaires sont violents et stupides à l’extrême. Ils sont intransigeants et n’hésiteront pas à faire usage de leurs chars d’assaut pour écraser les manifestants.

Pour le moment les autorités saoudiennes tentent d’amadouer les jeunes, en les embauchant dans des projets, ou en leur distribuant de l’argent, mais jusqu’à quand? À la première crise économique qui frappera le pays nous aurons des surprises.

 

Rachid: Parlant d’argent et de crise économique, j’aimerai comprendre ce qui se trame. Nous avons vu que l’argent a joué un rôle important en Égypte. Le Qatar a appuyé financièrement les Frères musulmans. Après leur chute l’Arabie Saoudite et les Émirats ont aidé financièrement le gouvernement égyptien. En Syrie l’argent joue un rôle clé dans la guerre civile, c’est l’argent du pétrole qui sert à acheter des armes et à embrigader les jeunes. L’islam et le pétrole marchent main dans la main dans cette région du monde, qu’en dites-vous?

Hamed Abd el Samad: Les équilibres plus ou moins stables, les conflits et la manière dont les affaires sont menées au Moyen-Orient suscitent l’étonnement. Ce sont les intérêts nationaux qui priment et cela n’a aucune relation avec la religion en tant que telle, la religion est simplement un outil au même titre que l’argent. L’Arabie Saoudite aide l’armée qui s’oppose aux Frères musulmans en Égypte, mais en Syrie elle aide les Frères musulmans qui s’opposent à l’armée syrienne.

 

Rachid: La religion n’a pas de rôle dans certains cas, mais on voit que dans d’autres elle est un facteur important.

Hamed Abd el Samad: La religion joue un rôle important en tant que moteur, mais celui qui l’utilise comme outil est motivé par d’autres considérations. Les Saoudiens qui soutiennent la rébellion en Syrie le font par intérêt. La Turquie mène aussi un drôle de jeu, elle aide les Frères musulmans en Syrie et en Égypte, et en même temps elle est l’alliée d’Israël, c’est pour elle une question d’intérêt. Mais en bout de ligne nous devons nous rendre à l’évidence: le pétrole est une denrée qui n’exige aucun effort de la part des arabes, ils en ont profité, mais ils n’ont pas su investir l’argent du pétrole pour créer des économies libres et évoluées. Avec la fin du pétrole, on verra la fin de la principale source qui alimente l’islam politique. Et il est triste de voir que toute une région, la région du Golfe persique, ne pèsera d’aucun poids politique après la fin du pétrole. C’est à ce niveau que se situe la crise, comme je l’ai déjà expliqué.

L’islam politique respire artificiellement grâce à l’argent du pétrole et au commerce de la rage et de la haine de l’Occident. Ensemble ils finiront par se tarir.

 

Rachid: Les deux sources en même temps?

Hamed Abd el Samad: La source financière d’un bord, et de l’autre les autres sources qui nous font bien plus de mal qu’à l’Occident. Et je tiens à dire que la chute qui s’en vient est une opportunité, ce sera pour nous l’occasion de réviser nos calculs et de changer notre trajectoire, afin de bâtir nos sociétés sur des bases saines, à l’exemple des autres pays.

 

Rachid: La question qui se pose aux observateurs qui suivent la situation en Égypte est celle-là: Qui viendra après les Frères musulmans? Nous sommes-nous débarrassés définitivement de l’islam politique, ou bien reste-t-il encore d’autres «pelures» à l’oignon comme les salafistes, le parti el Nour ou un autre parti qui regroupera le reste des Frères musulmans?

Hamed Abd el Samad: Il y a de toute évidence plusieurs «pelures» à l’oignon et non une seule, comme la falsification de l’histoire, la mauvaise qualité de l’enseignement et bien d’autres choses qu’il va falloir réparer. Mais que l’islam politique se relève et gagne en puissance une seconde fois, en s’appuyant sur un programme politique, qu’il réussisse à séduire la masse des électeurs, je ne pense pas qu’il en sera capable, car son temps est révolu. Cependant je crains, non pas la faiblesse du courant civil, mais l’équivalence entre les forces civiles et les islamistes, de telle sorte qu’aucun des deux ne puisse gouverner tout seul, avec comme conséquence que le pays restera divisé.

Je crains bien évidement la violence, sur ce point l’expérience du passé est éloquente: à chaque fois que les islamistes ont tenté de se saisir du pouvoir, soit qu’ils aient réussi et ont instauré une dictature, soit qu’ils aient échoué et ont eu recours à la violence après leur éloignement du pouvoir. Et c’est en formant des organisations souterraines qui commettent des attentats et qui sèment la terreur dans la population…

 

Rachid: Comme ils ont fait en Algérie.

Hamed Abd el Samad: Comme en Algérie, au Mali et en Libye en ce moment. En Syrie ils n’ont pas réussi et nous voyons comment ils terrorisent les gens…

Rachid: Et les talibans en Afghanistan… Ce genre de choses peut-il se produire en Égypte?

Hamed Abd el Samad: L’idée de guerre civile est trop forte pour l’Égypte. Lorsque des formations armées attaquent une Église et y mettent le feu, on n’appelle pas ça une guerre civile, on appelle ça du terrorisme. Pour qu’il y ait guerre civile il faut que les chrétiens se procurent des armes et qu’à leur tour ils attaquent les musulmans, mais cela n’arrive jamais. L’Égypte a cette capacité de se nettoyer par elle mêmede se désinfecter. Moi je dis que l’Égypte est comme la mer qui se dépollue d’elle-même. Le fanatisme qu’elle porte en elle est récent, il lui est certainement étranger et elle le vomira, mais elle devra en payer le prix en termes de violences, jusqu’à ce qu’elle s’en débarrasse totalement.

Mais pour ce qui est de la violence, c’est l’autre partie qui en fixera l’ampleur et l’intensité. Les islamistes vont-ils une autre fois porter les armes pour massacrer des touristes, des policiers et des citoyens? C’est ce qu’ils ont fait sans résultat tangible dans les années 80 et 90, hormis le fait qu’ils se sont attirés la détestation des gens.

L’islam politique est définitivement en faillite, il ne lui reste qu’à le reconnaître, à se l’avouer et à chercher en dedans de lui-même une issue à l’impasse où il s’est mis. Nous demeurons hélas les otages de l’islam politique, qu’il soit au pouvoir ou en dehors du pouvoir.

 

Rachid: Pourtant quelques uns d’entre eux ont reconnu franchement leur échec. Safwat Heggazi par exemple, après sa capture et durant son interrogatoire par les forces de l’ordre…

Hamed Abd el Samad: Mais cet homme est un imposteur et un hypocrite, il n’a aucune crédibilité.

 

Rachid: Il a quand même dit: « si c’est à refaire je ne voterai pas pour les Frères musulmans, parce qu’ils ont échoué sur toute la ligne ». Il reconnaît donc l’échec de la plus importante organisation islamiste, il l’avait pourtant fortement soutenue espérant qu’elle rétablira le califat. Un prêcheur comme Khalid Abd Allah a dit publiquement aux Frères musulmans: «vous êtes des incapables!» D’autres islamistes ont appelé à abandonner la scène politique et à se concentrer sur le prosélytisme. S’agit-il là d’une partie de l’aveu, ou devront-ils le faire d’une manière plus explicite ou plus officielle?

Hamed Abd el Samad: Tant qu’il lui sera possible de jouer à la victime, et tant qu’il continuera à rejeter la responsabilité de son échec sur les autres, l’islam politique ne fera pas ce genre d’aveu. Les Frères musulmans racontent partout qu’on leur a mis des bâtons dans les roues, que l’Occident ne voulait pas d’eux, que l’Amérique ne voulait pas d’eux, qu’Israël ne les a jamais acceptés, que l’armée s’est opposée à eux, etc. Que n’eut été de tous ces obstacles, ils auraient accompli des merveilles et des prodiges. Autrement dit l’islam politique veut remettre à l’ordre du jour les mêmes promesses, les mêmes prétentions et les mêmes inepties de naguère. Son échec au fond se suffit à lui-même et n’a certainement pas besoin de son aveu. Il suffit que les gens le constatent et d’ailleurs ils en ont vu suffisamment.

Mais il y a encore des résidus incarnés par des types comme Aboul Foutouh ou comme le parti el Nour. Ils feront un retour et joueront leur rôle en politique pour un temps. Pour le peuple ce sera l’occasion de les mettre à l’épreuve, ou ils évoluent et se transforment en partis civils pour œuvrer aux intérêts du peuple, ou bien ils font la démonstration de leur échec comme l’ont fait avant eux les Frères musulmans.

Les gens à présent gardent les yeux bien ouverts et ne s’en laissent pas conter. J’illustre mon propos par un exemple: j’assistais à une conférence en Égypte il y a quelques mois, les Frères musulmans étaient encore au pouvoir. Le conférencier, lui-même frère musulman, a dit à peu près ceci: «Incha Allah nous avons l’intention d’entreprendre un projet, et si Allah nous fait don de ses faveurs nous débuterons bientôt les travaux». Tout d’un coup un jeune homme barbu et visiblement dévot, s’est levé et a dit au conférencier: «pouvez-vous s’il vous plaît laisser Allah en dehors de ce sujet qui est d’ordre économique, et nous dire clairement en quoi consiste votre projet et quels sont vos échéanciers, Allah ne se mêle pas d’économie!» Il s’agit là d’une attitude nouvelle, d’une mentalité différente et d’une évolution de la société qui ne se perçoivent pas dans les journaux télévisés, mais celui qui va en Égypte ou qui y vit les ressent et les voit.

 

Rachid: Allons-nous assister à un recul des prêcheurs islamistes et des imams télévisuels? Après la révolution leur rôle dans la mobilisation des gens a été remarquable, comme lors du référendum sur la constitution. Ils ont dit aux gens: «si vous votez oui vous votez pour Allah, pour l’islam et pour la charia, si vous votez non vous votez contre Allah, contre l’islam et contre la charia et vous irez en enfer!» On a vu le Sheikh Mohammed Hassan sur tous les écrans, il était partout, et quand il y a eu des attaques contre une Église, il s’est présenté comme médiateur. Les chaînes satellitaires islamistes se sont répandues et elles ont eu une influence indéniable. Verrons-nous un recul à ce niveau, un changement sensible?

Hamed Abd el Samad: Ces chaînes et les prêcheurs qui les animent se trouvent au milieu d’une véritable crise de confiance. La méfiance du public est à mon avis l’un des gains les plus importants des récentes révolutions. Ces prêcheurs, ces Sheikhs faisaient partie des « lignes rouges » que nul n’avait le droit de franchir. Des Sheikhs comme Mohamed Hassan ou comme Abou Ishaq el Houeini étaient pratiquement intouchables. S’il m’arrivait de les mentionner dans un de mes articles, une tempête de protestations s’élevait contre moi. Les critiquer à présent est devenu une affaire banale. La révolution a enlevé à ses personnages le voile d’absolu avec lequel ils se drapaient. Ni président, ni chef militaire, ni Sheikh, ni chef de tribu n’est intouchable, tous sont susceptibles d’être critiqués et même attaqués, et ceci est à mon avis très révélateur.

Les médias à présent doivent porter le flambeau et cesser de dire et de répéter le même discours. Ils doivent exprimer des points de vue distincts, critiquer le pouvoir et dévoiler ses erreurs. S’ils ne le font pas, s’ils se montrent complaisants, les islamistes reviendront en force avec leurs chaînes pour occuper le vide que les autres médias leur auront laissé. L’État doit s’acquitter de ses missions dans les champs de l’éducation, de la santé et de la création d’emploi, pour que les islamistes ne puissent pas réoccuper les vides laissés par lui. Tant que l’État accomplit sa mission et que les médias demeurent vigilants et critiques envers le pouvoir, l’islam politique restera confiné dans l’opposition et son impact sera minime du fait qu’il n’a rien d’autre à offrir que la rage.

 

Rachid: C’est comme si on tirait le tapis sous ses pieds.

Hamed Abd el Samad: Mais si les islamistes se rendent compte qu’il n’y a pas d’opposition et que tout le monde est du bord du gouvernement, que l’éducation, la santé, l’économie, les transports, etc. sont dans le même état de délabrement, c’est certain qu’ils reviendront, car ils sont comme une fatalité… Une fatalité! Et, bien entendu, la dimension affective de la religion continuera à nous occuper pour encore quelques années. Mais ils ne reviendront pas avec la même force, parce que toutes leurs promesses, et tous leurs fantasmes, le peuple a mis dessus un gros point d’interrogation.

 

Rachid: Pouvez-vous nous parler du prix que les minorités payent dans toutes ces révolutions et ces transformations qui affectent le Moyen-Orient? En Irak par exemple, la presque totalité des chrétiens a émigré, sans compter ceux qui ont été massacrés ou poussés à partir sous la menace. Les chrétiens en Syrie: le régime d’Assad, malgré tout ce qui lui est reproché, est certes plus humain à leur égard, il leur apparaît en tout cas préférable à la barbarie sanguinaire des islamistes. On a vu qu’en Égypte les premiers à être attaqués et incendiés sont les chrétiens et leurs églises, les premières dépêches ont fait état de plus de 60 églises et édifices chrétiens incendiés. L’armée et la police ont de quoi se défendre, mais certainement pas les chrétiens qui n’ont personne pour les protéger ou prendre leur défense, à part Dieu, si on suit la logique de la foi. Que pensez-vous de ce qui arrive aux chrétiens?

Hamed Abd el Samad: Tout cela m’attriste profondément. Dans les reportages il est régulièrement dit qu’en Égypte l’armée et les forces de l’ordre exercent un très haut degré de retenue et évitent de répondre aux provocations. Les Frères musulmans à Rabia el Adaweya disaient la même chose aux médias. Mais moi j’ai écrit sur Facebook que ce sont les coptes qui exercent le plus haut degré de retenue et qui ne répliquent pas aux agressions. Dans quelle autre partie du monde l’incendie de plus de 60 églises, écoles et institutions chrétiennes, n’est suivi d’aucune réaction à l’encontre des agresseurs, à part pour les coptes de déclarer qu’ils l’acceptent comme un sacrifice pour la rédemption de l’Égypte, ou comme le prix à payer pour le changement!

Bien entendu tout cela ne date pas d’aujourd’hui, il ne s’agit donc pas de la première fois. Nous assistons à ce type d’agressions depuis le début de la décadence de l’empire ottoman. Les chrétiens dans les pays arabes souffrent depuis ce temps de la dislocation des sociétés et des tentatives de rebâtir l’État. Ce sont les chrétiens arabes qui ont inventé le nationalisme identitaire arabe, Pourquoi l’ont-ils imaginé?

 

Rachid: Vous avez raison et vous parliez plus tôt de l’imprimerie et de son rôle, ce sont les chrétiens qui l’ont introduite au Moyen-Orient.

Hamed Abd el Samad: Tout à fait, l’imprimerie, les journaux, ce sont les chrétiens du Moyen-Orient qui les ont introduits.

 

Rachid: Je suis content que vous en parliez, mais l’histoire qui nous est enseignée dans les écoles occulte totalement la présence et l’impact des chrétiens dans la région.

Hamed Abd el Samad: C’est vraiment regrettable, et c’est ce genre de choses qui doit nous inciter à changer l’enseignement, justement pour mettre fin aux conflits entre communautés. Quand j’étais enfant, j’avais comme voisins des coptes, mais à l’école personne ne m’a enseigné quoi que ce soit sur les coptes, sur leur foi, sur leur religion, sur leur histoire en Égypte. Personne ne m’a dit que leur présence est de loin antérieure à la mienne en Égypte, je ne savais rien à leur sujet. Il y avait un chapitre sur les coptes dans notre manuel d’histoire, il traitait spécifiquement des coptes mais son titre était: «Le soleil de l’islam a brillé sur l’Égypte Ce chapitre mentionnait en passant la présence des coptes en Égypte, mais grâces soient rendues à Allah, l’islam est arrivé et tout a été pour le mieux par la suite!

Ces attitudes et ces omissions tendancieuses ne sont pas exemptes de danger et pour cause: des gens qui vivent côte à côte en ignorant tout de leurs voisins… En fait l’ignorance est unilatérale, elle affecte plutôt les musulmans. Ils ne connaissent rien des coptes, ces derniers apprennent à l’école plein de choses sur l’islam, sur Mahomet, sur les croyances des musulmans, mais en contrepartie ces derniers ne connaissent rien des coptes, absolument rien; et cette ignorance, ce vide dans le champ de la connaissance, les Frères musulmans, les salafistes, se font un devoir de le remplir avec de la haine. C’est ainsi qu’ils «apprennent» aux jeunes que les coptes égorgent des petits enfants dans les églises, que les églises sont remplies d’armes et d’explosifs pour exterminer les musulmans et d’autres folies du même genre. Si les églises étaient comme ils disent remplies d’armes, comment se fait-il qu’ils aient réussi à incendier plus de 60 églises sans qu’une seule cartouche ne soit tirée contre eux?

Comme je vous l’ai dit il s’agit d’une vieille histoire, à chaque fois qu’une crise frappe le Monde arabe, les chrétiens sont ceux qui en payent le prix. En Turquie, quand l’empire ottoman a commencé à se désintégrer, les mouvements nationalistes sont apparus et ont tôt fait d’éradiquer les arméniens. En Syrie et en Égypte la chute du califat a effrayé les chrétiens, c’est la raison pour laquelle ils ont inventé le nationalisme arabe afin de se protéger. L’idée étant qu’une nation arabe qui se base sur une langue et une culture communes, et non sur la religion et l’origine ethnique, sera une nation où tous les arabes auront leur place.

Et malgré cela les vieux problèmes sont réapparus, nous n’avons pas été capables d’éradiquer la maladie fondamentaliste, parce que nous n’avons pas édifié des États modernes au vrai sens du terme. Nous flirtons avec l’idée d’État moderne mais nous gardons la nostalgie du califat, et nous ne voulons pas renoncer au tribalisme. Et dans le processus nous nous retrouvons avec un mélange de tout cela, un État défiguré ou difforme, auquel nous finissons par ressembler, et qui nous ramène sans cesse à la case zéro (la case de départ).

Malgré toute la peine et toute la douleur que je ressens dans les circonstances… Et mes amis chrétiens sont nombreux, mais lorsque l’un d’entre eux me dit que Moubarak était moins pire, je lui réponds: «non, car c’est Moubarak qui a fait en sorte que les choses en sont venues là où elles sont à présent. C’est parce qu’il ne s’est pas donné la peine de mettre sur pied un système éducatif sain, une économie saine, parce qu’il n’a pas permis aux différents groupes de la société d’interagir d’une façon saine, parce qu’il les a plutôt séparés chacun de son côté. On ne peut donc pas dire que son système est la solution. Tout ce qu’il a réussi à faire a été de retarder la catastrophe. Et c’est la même chose pour Bachar el Assad, lui aussi ne faisait que freiner la catastrophe».

Malgré tout le sang et toute la douleur, je dis que la chute des dictateurs est la condition essentielle pour que nous puissions faire face à cette crise d’une façon ouverte, avec l’espoir – et l’espoir ne m’a pas quitté même si j’ai prédit la chute du monde islamique – avec l’espoir d’édifier un jour un État moderne, après toute cette fatigue, ces conflits intercommunautaires, ces guerres, après l’intégrisme et le terrorisme… Un État où nous pourrons balayer les résidus du passé, où les adeptes de toutes les croyances seront égaux en droit, où tous seront respectés et traités à égalité. Et ce n’est pas avec des gens comme Moubarak, Kadhafi, Ben Ali ou Assad que nous pouvions atteindre cet objectif, ils n’ont jamais fait partie de la solution, c’est tout le contraire la solution ne peut être trouvée qu’après eux!

Nous sommes à présent au beau milieu de la transition, si notre économie tient le coup, si elle n’est pas tout à fait démolie, je serai optimiste, car de la forêt qui a brûlé de nouvelles pousses apparaîtront, qui seront porteuses d’espoir et d’amour pour la vie. Nous aurons une patrie où nous aurons tous, musulmans, chrétiens, laïcs, notre place dans un État civil qui respecte tous ses citoyens.

 

Rachid: Peut-être que votre vision de l’avenir est un peu trop teintée de rose, et je vais vous expliquer pourquoi. Dans les pays arabes les taux d’analphabétisme sont très élevés, améliorer les systèmes éducatifs prend énormément de temps et exige beaucoup de ressources. La conjoncture n’est pas favorable en présence d’économies anémiques où le pain doit nécessairement primer sur l’école. Même ceux qui ont la chance d’aller à l’école et à l’université se retrouvent avec des diplômes sans valeur à cause de la mauvaise qualité de l’enseignement. Comment peut-on, dans un tel contexte, faire preuve d’optimisme?

Hamed Abd el Samad: Laissez-moi vous dire que le réaliste et le rationnel en moi a écrit le livre «La chute du monde islamique». Il a fait siens les arguments que vous venez d’exposer, ce livre ne sort donc pas du néant. Ma vision de la réalité fait que j’anticipe une catastrophe, cependant en dedans de moi le réaliste est accompagné du rêveur idéaliste que je ne veux pas écarter, parce que l’idéalisme c’est ce qui nous procure quelque fois l’inspiration. L’inspiration mais aussi l’espoir qu’un jour il y aura du changement. Autrement, nous n’avons qu’à rentrer chacun dans sa maison et surveiller sur Facebook le début de la catastrophe. Je m’élève contre cette attitude.

Moi, j’analyse en toute objectivité et j’avertis des dangers à venir, je vois la catastrophe qui approche et dans les faits elle a déjà commencé, la chute est en cours. Mais en même temps je vois des énergies… Je vais souvent en Égypte, j’étais au Maroc il y a quelques semaines, j’ai été au Liban et en Tunisie, et je peux vous dire que de la même façon qu’il existe des raisons d’être découragé et triste, il y a des choses qui me donnent de l’espoir. Je vois beaucoup de créativité, je vois la coopération entre chrétiens et musulmans, entre laïcs et ex-frères musulmans, tout ceci existe et si nous faisons abstraction des bulletins de nouvelles, nous verrons que toutes ces sociétés sont en ébullition.

Le conflit interne de civilisations peut annihiler totalement ces sociétés, comme il peut produire quelque chose de nouveau. Nous avons en effet de gros problèmes avec l’analphabétisme, l’économie, l’environnement, l’énergie, l’éducation, mais nous avons une nouvelle génération qui fait preuve de curiosité, qui aime la vie, qui aime la musique, qui veut vivre différemment, qui a appris des trois dernières années beaucoup de choses sur la dictature, le fascisme religieux, les élections, la constitution… Il ne faut pas sous-estimer la génération montante, celle qui a vécu ces évènements; ces jeunes ont 12, 13 ou 14 ans, ils sont copieusement politisés, très motivés, capables de débattre et de discuter rationnellement. Mais en contrepartie il existe des fondamentalistes enfermés dans leur prison mentale. La lutte entre les deux se poursuivra jusqu’au résultat final, c’est là que nous verrons si la chute sera totale et catastrophique au point de nous annihiler, ou si elle annoncera l’émergence d’une société nouvelle.

Je souhaite cette nouvelle société par amour pour les jeunes gens et les jeunes filles de tous ces pays; ils ont en eux tellement d’énergie. Ils méritent, après toutes ces années d’injustice, de répression et de pauvreté de vivre dans la dignité. Toutes les sociétés où nous vivons, que ce soit en Europe ou en Amérique, ont connu des guerres civiles et des conflits sanglants, elles ont connu la haine; mais de l’intérieur de cette haine quelque chose de nouveau a émergé. Je vis en Allemagne, entre elle et la France il y a eu de longues guerres et une haine totale, mais en bout de ligne elles en sont arrivées à une formule pour coexister. L’expérience vécue par ces pays, nous la vivons, nous en ce moment, et ils ne sont pas supérieurs à nous sur le plan de la race ou de l’intelligence. Nous pouvons mettre à profit leur expérience et y trouver beaucoup d’enseignement. J’espère aussi que nous tirerons des leçons de nos propres erreurs.

Comme je vous l’ai dit le réaliste en moi voit la catastrophe, mais le rêveur et poète, voit les nouvelles pousses sortir de la forêt carbonisée. La forêt sera la proie des flammes, c’est inévitable, parce que nous l’avons négligée, mais si vous prenez l’avis d’un spécialiste en foresterie, il vous dira que quelle que soit l’intensité du feu et de la destruction, la forêt se régénère toujours. Le désir de vivre ou plutôt l’obstination à vivre est un puissant moteur. Nous les humains avons en nous cette obstination à vivre, et, en définitive, c’est sur elle que je fais mon ultime pari.

 

Rachid: Professeur Hamed Abd el Samad je vous remercie pour cette rencontre. Chers téléspectateurs je vous remercie pour votre fidélité et je vous donne rendez-vous la semaine prochaine dans une prochaine édition du programme «question audacieuse».