www.nuitdorient.com

accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site

Le Piège Eternel : Quand les Sociétés Cherchent un Coupable

 

By Fundji Benedict

9 juillet 20251

 Voir aussi les 50 derniers articles & tous les articles sur l'antisémitisme

Imaginez un village médiéval ravagé par la peste.

Les corps s’accumulent, l’économie s’effondre, la peur règne. Soudain, quelqu’un murmure : « Ce sont les Juifs qui ont empoisonné les puits. » En quelques heures, la rumeur devient certitude, la certitude devient rage, et la rage devient massacre. Cette scène, répétée à travers l’Europe du 14ème siècle, nous révèle l’un des mécanismes les plus troublants de l’humanité : notre tendance à chercher un bouc émissaire lorsque le monde vacille.

Aujourd’hui, les puits ne sont plus empoisonnés, mais les accusations résonnent encore. Aux États-Unis, on recense plus de 25 incidents antisémites par jour en 2024, soit une augmentation de 893% depuis 2014. Cette persistance nous confronte à une question dérangeante : pourquoi les sociétés, lorsqu’elles traversent des crises, se tournent-elles si souvent vers les mêmes victimes ? Et surtout, comment briser cette spirale qui transforme l’angoisse collective en violence ciblée ?

 

Les racines profondes d’un substrat culturel

Contrairement à ce que suggère l’expression « antisémitisme 2.0 », nous ne sommes pas face à un phénomène nouveau, mais à la résurgence d’un « substrat culturel » profondément ancré dans nos sociétés. L’antisémitisme contemporain ne constitue pas une rupture avec le passé, mais bien la manifestation actuelle d’une « structure latente et persistante de croyances hostiles à l’égard des Juifs » qui traverse les siècles.

Cette permanence trouve ses racines dans ce que les historiens nomment                   « l’ antijudaïsme chrétien», véritable matrice de l’antisémitisme occidental.

Pendant près de deux millénaires, les Églises européennes ont développé et institutionnalisé une « doctrine de la substitution » qui présentait les Juifs comme un peuple déicide, responsable de la mort du Christ. Cette accusation, formalisée dans la liturgie du Vendredi saint avec la mention des « Juifs perfides » (Oremus et pro perfidis Judaeis), a nourri un « enseignement du mépris » qui imprégnait l’ensemble de la société chrétienne.

L’historien Jules Isaac, qui a consacré sa vie à étudier cette question, a montré comment cet antijudaïsme religieux a constitué le terreau fertile sur lequel l’antisémitisme moderne a pu s’épanouir. Même après les transformations du concile Vatican II et l’abandon officiel de ces doctrines par l’Église catholique, cette « mémoire de la haine » continue d’opérer dans les représentations collectives.

 

L’art de fabriquer un coupable : la permanence des mécanismes

René Girard, anthropologue français du 20ème siècle, nous offre une clé de compréhension saisissante avec sa théorie du désir mimétique. Selon lui, nous ne désirons pas les objets pour leurs qualités intrinsèques, mais parce que d’autres les désirent. Cette rivalité mimétique génère des tensions qui menacent la cohésion sociale. Comment les communautés s’en sortent-elles ? En désignant unanimement un responsable de tous leurs maux : le bouc émissaire.

Cette mécanique révèle pourquoi l’antisémitisme n’a jamais vraiment disparu. Comme l’explique le spécialiste des traditions culturelles, l’antisémitisme constitue un « langage ordinaire » qui structure l’identité collective en opposant un « nous » à un « eux ». Les Juifs, par leur position particulière dans l’histoire européenne – à la fois proches et distincts, intégrés et marginalisés – sont devenus le réceptacle idéal de ces projections.

L’efficacité de ce mécanisme repose sur sa simplicité perverse. Plutôt que d’affronter la complexité des causes multiples d’une crise, il suffit de pointer du doigt un groupe facilement identifiable. Cette logique s’avère si puissante que même les régimes les plus « scientifiques » n’ont pas trouvé de meilleurs critères : les lois de Nuremberg de 1935 ont défini l’appartenance à la « race juive » essentiellement par la descendance religieuse, suivant « largement, sinon entièrement, la tradition chrétienne ».

 

La transmission culturelle : rituels et mémoire collective

Ce qui frappe dans l’antisémitisme, c’est sa capacité à se transmettre de génération en génération, indépendamment des circonstances politiques ou sociales. Cette transmission s’opère par ce que les anthropologues appellent des « rituels culturels scoriacés et vivaces ». En 2019 encore, dans la ville de Pruchnik en Pologne, la cérémonie du Vendredi saint mettait en scène « un procès traditionnel contre Judas représenté avec  un long nez rouge, des papillotes et une tenue de juif orthodoxe, que la foule devait bastonner puis pendre avant de le brûler ».

Ces rituels, apparemment anodins, constituent autant de vecteurs de transmission d’un imaginaire antisémite. Ils révèlent comment l’antisémitisme s’enracine dans les pratiques culturelles les plus quotidiennes, créant ce que les sociologues nomment un  « antisémitisme sans Juifs » – une hostilité qui perdure même en l’absence de contact avec des personnes juives.

Cette dimension culturelle explique pourquoi l’antisémitisme peut resurgir brutalement après des décennies d’apparente accalmie. Il ne s’agit pas d’une création ex nihilo, mais de la réactivation d’un stock de représentations disponibles, prêtes à être mobilisées en cas de crise.

 

Les mutations contemporaines d’un phénomène ancien

Mais attention à ne pas reléguer ce phénomène aux seules époques sombres du passé. L’antisémitisme contemporain a su se moderniser, adoptant de nouveaux habits tout en conservant sa structure profonde. Cette capacité d’adaptation révèle ce que les chercheurs appellent un « antisémitisme matriciel, systémique, qui prend le relais d’un ressentiment général latent ».

La révolution numérique a transformé les modalités de propagation de cette haine. Les réseaux sociaux créent des « boucles d’indignation » dont la demi-vie émotionnelle se mesure désormais en minutes. La viralité numérique accélère la propagation mimétique, permettant à une rumeur née dans un coin reculé du monde de se transformer en conviction planétaire en quelques heures.

Cette dimension technologique révèle un paradoxe saisissant : plus nous disposons d’outils pour accéder à l’information et à la nuance, plus nous semblons susceptibles de céder aux explications simplistes. Les algorithmes des réseaux sociaux, conçus pour maximiser l’engagement, favorisent les contenus qui suscitent l’émotion forte – colère, indignation, peur – au détriment de la réflexion posée.

Depuis 2000, l’hostilité à l’égard d’Israël se mêle fréquemment à des tropes antijuifs classiques. Les données de l’Anti-Defamation League montrent qu’en 2024, 58% des incidents comportaient une référence au sionisme, révélant que la figure du Juif demeure le réceptacle privilégié des passions politiques globales. Cette évolution illustre parfaitement comment l’antisémitisme ne disparaît jamais vraiment, mais se reconfigure selon les enjeux contemporains.

 

L’expérience de la violence différée

Les neurosciences apportent un éclairage fascinant sur les mécanismes cérébraux à l’œuvre. Des expériences d’imagerie par résonance magnétique (IRM) montrent une activation du striatum – le circuit de la récompense – lorsque des sujets observent la sanction d’un rival. Plus troublant encore, la présence d’un tiers innocent peut catalyser le même circuit récompense, si le contexte social le justifie. Les marqueurs hormonaux (cortisol, testostérone) corroborent l’hypothèse d’un gain homéostatique immédiat au détriment d’un coût social différé.

Cette dimension neurobiologique ne doit pas nous conduire à un déterminisme simpliste. Elle révèle plutôt la profondeur des enjeux : lutter contre l’antisémitisme, c’est s’attaquer à des mécanismes qui activent des circuits de récompense archaïques. Comprendre cette dimension nous aide à mesurer l’ampleur du défi et à concevoir des stratégies d’intervention plus efficaces.

La force du mécanisme du bouc émissaire réside aussi dans sa capacité à se perpétuer. Une fois qu’un groupe a été désigné comme responsable, chaque crise future réactive les mêmes schémas. C’est ce que les historiens appellent la « mémoire de la haine » : chaque génération hérite des préjugés de la précédente, les actualisant selon les codes de son époque.

 

La persistance face au déni

L’une des caractéristiques les plus frappantes de l’antisémitisme contemporain est sa capacité à prospérer tout en se niant. Comme l’observent les chercheurs, « au 20ème siècle, de nombreuses personnes qui diffusent l’antisémitisme ne se perçoivent pas comme antisémites ». Cette situation paradoxale s’explique par l’association de l’antisémitisme avec « le mal, le nazisme, l’éradication d’êtres humains par millions », ce qui génère « des mécanismes de déni et de minimisation extrêmement rigidifiés ».

Cette dimension est cruciale pour comprendre la persistance contemporaine du phénomène. L’antisémitisme ne se présente plus comme une idéologie assumée, mais comme une grille de lecture du monde qui s’ignore elle-même. Il se déploie dans ce que les sociologues nomment des « formes tacites, secrètes et codées », rendant son identification et sa déconstruction plus difficiles.

 

Vers des chemins de sortie

Face à cette mécanique implacable, que peut-on faire ? Plusieurs pistes s’ouvrent, toutes exigeant un travail de longue haleine sur nos modes de pensée et nos institutions.

L’éducation à la complexité des causalités constitue un premier levier. Montrer la pluralité des facteurs plutôt que chercher un agent unique répond au besoin de contrôle identifié par la psychologie sociale. Quand une crise éclate, résister à la tentation de l’explication simple, multiplier les angles d’analyse, rappeler que les phénomènes sociaux résultent toujours d’interactions complexes.

Le « décentrement mimétique » offre une autre voie. Des programmes inspirés de l’empathie négative – se mettre à la place de celui que l’on désire condamner – réduisent la rivalité et abaissent la volonté punitive. Cette approche, testée dans différents contextes, montre que la capacité à imaginer l’expérience de l’autre constitue un puissant antidote à la déshumanisation.

La transparence des données joue également un rôle crucial. Rendre publiques les données « d’incidentologie » neutralise le mythe du complot silencieux et relie la menace à des faits vérifiables. Les observatoires de la haine, les rapports statistiques réguliers, les analyses factuelles constituent autant de garde-fous contre la manipulation émotionnelle.

Il faut aussi s’attaquer aux vecteurs de transmission culturelle. Identifier et déconstruire les rituels, les représentations, les stéréotypes qui permettent à l’antisémitisme de se perpétuer de génération en génération constitue un enjeu majeur. Cela implique un travail de fond sur les programmes éducatifs, les pratiques culturelles, les récits collectifs.

 

Le choix de l’humanité

Alors que nous refermons cette réflexion, une question demeure : sommes-nous condamnés à répéter indéfiniment ce cycle mortifère ? L’histoire nous enseigne que le mécanisme du bouc émissaire n’est pas un résidu archaïque destiné à disparaître, mais une modalité toujours disponible de régulation violente des crises. Sa plasticité – occidentalisation, racialisation, puis globalisation numérique – témoigne de sa capacité d’adaptation.

Pourtant, cette lucidité ne doit pas nous mener au pessimisme. Car si nous comprenons le mécanisme, nous pouvons le déjouer. Si nous saisissons la rationalité sinistre qui le soutient, nous pouvons ouvrir la voie à des stratégies d’inhibition. Hannah Arendt soulignait la nécessité de « promesses » pour réparer le tissu social. Un travail mémoriel partagé, des rituels de réparation et une vigilance collective constante peuvent offrir des alternatives symboliques au lynchage effectif.

S’attaquer à la persistance de la haine antijuive revient donc à questionner le cœur mimétique de nos sociétés. C’est refuser que l’unité se construise au prix de l’exclusion. C’est défendre une anthropologie de la pluralité contre la tentation de l’unanimité meurtrière. C’est comprendre que l’antisémitisme n’est pas une anomalie historique mais une potentialité toujours présente, inscrite dans les structures profondes de nos cultures.

Mais cette transformation ne peut s’accomplir sans nous, sans notre capacité à résister aux sirènes du simplisme quand la complexité du monde nous angoisse. La prochaine fois que vous entendrez quelqu’un désigner un groupe comme responsable de tous nos maux, vous vous souviendrez peut-être de ce village médiéval et de ses puits empoisonnés. Vous vous demanderez : et si, plutôt que de chercher un coupable, nous cherchions des solutions ? Et si, plutôt que de céder à la facilité du bouc émissaire, nous choisissions l’exigence de l’humanité ?

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : reconnaître que l’antisémitisme n’est pas un accident de l’histoire mais une tentation permanente de nos sociétés, une structure de pensée disponible qui se réactive à chaque crise. Seule cette prise de conscience peut nous permettre de briser le cycle et d’inventer d’autres façons de vivre ensemble.