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Turquie, l’Etat-Taqiya

La taqiya est une réalité, en Turquie et ailleurs. Savoir la déjouer constitue aujourd’hui une priorité absolue pour les pays fidèles à la tradition démocratique occidentale.

 

Par Michel Gurfinkiel

5/10/10

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La taqiya ou « dissimulation » est une pratique couramment admise dans le monde islamique. Elle consiste à tromper l’adversaire non-musulman quand celui-ci est en position de force, soit en lui cachant que l’on est musulman, soit en lui mentant sur les intentions qu’on nourrit à son égard.

Cette pratique se fonde sur un passage du Coran (sourate III, verset 28), qui enjoint aux musulmans de ne pas cultiver l’amitié des non-musulmans mais au contraire d’user de « précautions » à leur égard. L’exégète et chroniqueur iranien sunnite At-Tabari, qui vécut au IXe siècle et au début du Xe siècle, l’interprète de la façon suivante : « Si vous, musulmans, vivez sous l’autorité des non-musulmans et craignez pour votre vie, protestez en paroles de votre loyauté à leur égard tout en les haïssant en pensée. » Ibn al-Arabi, un théologien et mystique andalou des XIIe et XIIIe siècles, et Al-Qurtubi, un juriste hispano-égyptien du XIIIe siècle, sunnites tous les deux, autorisent les musulmans « opprimés » à feindre « provisoirement » une conversion à une religion non-musulmane et si nécessaire à exécuter des rites ou des actes que le Coran tient pour criminels. La plupart des autorités musulmanes, jusqu’à ce jour, regardent en outre le recours à la ruse et à la trahison en tant de guerre comme une forme légitime de taqiya, à laquelle le Prophète lui-même a recouru : une affirmation qui prend tout son sens quand on sait que, selon l’islam, toutes les relations entre musulmans et non-musulmans relèvent a priori de la guerre, du moins tant que les seconds n’auront pas fait acte de soumission envers les premiers et accepté de payer la jiziya, ou « capitation ».

 

Mais la taqiya a été également invoquée dans les conflits entre musulmans : le camp musulman ennemi étant considéré comme « hérétique » et donc assimilé au monde non-musulman. Partout où ils ont été minoritaires, les chiites et les kharéjites ont recouru à la taqiya pour échapper aux persécutions sunnites. Les sunnites ont fait de même quand ils étaient minoritaires face à une majorité chiite. Au XXe siècle, enfin, les sunnites comme les chiites ont pratiqué la taqiya face à des pouvoirs antireligieux : les régimes communistes en URSS, en Chine, en Albanie ou en Afghanistan ; mais aussi des régimes où l’Etat, sans combattre l’islam en tant que tel, a prétendu imposer un mode de vie moderne, donc partiellement ou totalement laïque.

 

De tous les pays musulmans, c’est la Turquie qui, sous la conduite de Mustafa Kemal, dit encore Atatürk, est allée le plus loin dans le sens de laïcisation. C’est aussi celui où, par réaction, une forme particulièrement élaborée de taqiya s’est peu à peu mise en place. Kemal avait respecté les mosquées et maintenu un corps d’imams salariés par l’Etat, mais interdit les confréries (tarîqat) qui assurent véritablement l’encadrement des fidèles. Ces dernières ont ressuscité, à partir des années 1950, en tant qu’associations culturelles ou fondations éducatives faisant allégeance à la République laïque. Par ce biais, elles ont peu à peu reconquis la société civile. Avant de se donner un bras politique, le parti islamiste AKP, qui a pris le pouvoir par la voie électorale en 2002.

 

Le succès de la taqiya antikémaliste en Turquie a été facilité par divers facteurs. D’une part, ce pays a derrière lui une longue tradition de taqiya religieuse ou ethnoreligieuse. L’Empire ottoman professait l’islam sunnite, mais nombre de ses sujets se réclamaient en fait du chiisme, ou appartenaient à des sectes pratiquant secrètement, sous un vernis musulman sunnite, diverses religions non-islamiques ou diverses formes de syncrétisme : notamment les alévis (chiites cryptognostiques), les bektashis (chiites cryptognostiques ou cryprochrétiens) et les dönmehs (cryptojuifs). Au sein même de l’islam sunnite, certaines confréries, qui avaient été dissoutes et interdites pour des raisons politiques, s’étaient reconstituées sous d’autres noms.

 

D’autre part, la République kémaliste a pratiqué elle aussi la dissimulation et le double langage. Atatürk croyait sans doute à l’établissement progressif d’une démocratie de type européen. Mais en pratique, il a gouverné en dictateur, à l’aide d’une armée et d’un parti unique dévoués à sa personne. Sous son successur Ismet Inönü, de 1938 à 1950, le régime a pris un tour ouvertement fascisant, en s’alliant avec une partie des conservateurs sunnites. Après l’introduction du pluripartisme, en 1950, un compromis instable a été mis en place : régime formellement laïque et démocratique, idéologie d’Etat ultra-nationaliste, poids grandissant du « pays réel » musulman, interventions périodiques de l’armée – bastion du kémalisme - dans le processus politique. Ces évolutions impliquaient des distortions de plus en plus fortes entre le discours public officiel et les réalités sociétales. Mais aussi, la Turquie étant stratégiquement ou économiquement dépendante des Etats-Unis et de l’Europe, une taqiya permanente tendant à la présenter comme un pays plus « occidental » qu’elle ne l’était vraiment.

 

En arrivant au pouvoir, l’AKP a en quelque sorte amalgamé à son profit ces formes diverses de taqiya : le marranisme des nouvelles confréries, le brouillage des valeurs du régime kémaliste, le mensonge patriotique destiné aux Occidentaux. Cela lui a permis de gagner les élections de 2007 avec une marge plus large encore, puis un référendum, le 12 septembre dernier, qui renforce apparemment les institutions démocratiques, notamment en subordonnant l’armée au pouvoir civil, mais supprime en fait tout contre-pouvoir face à l’islamisme.

 

Il y a quelque chose d’orwellien, sinon même de stalinien, dans la Turquie des années 2000 et 2010. L’article 10 du nouveau texte constitutionnel garantit l’égalité des sexes. Mais la part des femmes dans la population active est tombée à 21,6 % en 2009, contre 34,1 % dans les années 1990.

L’article 20 garantit les libertés individuelles, à commencer par la liberté de penser et d’exprimer ses opinions. Mais en pratique, le régime AKP a entrepris de mettre les médias au pas depuis 2007, soit en engageant des poursuites contre des journalistes sous divers prétextes, soit en frappant les journaux d’opposition d’amendes démesurées. Voici trois ans, l’ONG Reporters Sans Frontières classait la Turquie au 102e rang mondial, sur 175, en matière de liberté de la presse. En 2009, ce pays était tombé au 122e rang.

Selon Iris, une ONG turque spécialisée dans la défense des droits de l’homme, les écoutes téléphoniques, principalement dirigées contre les opposants, ont cru de 50 % par an en trois ans. Quelque 150 000 écoutes auraient été mises en place en 2009. En 2010, le seuil des 200 000 écoutes pourrait être dépassé.

 

La taqiya est une réalité, en Turquie et ailleurs. Savoir la déjouer constitue aujourd’hui une priorité absolue pour les pays fidèles à la tradition démocratique occidentale.