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MON DROIT AU RETOUR

 

Par JP Chemla – avril 2003

 

Il est temps de tordre le cou à cette illusion mnésique que beaucoup d'entre nous ont voulu nourrir ces cent dernières années quant à la bonne cohabitation qui était de mise entre Juifs et Arabes dans les pays du Maghreb.

Je suis né en 1952 dans un quartier commerçant du centre de Tunis.

A en croire mes premiers souvenirs, autant que de lumières et d'odeurs, l'environnement y était fait de bruits : charrettes, sabots de chevaux sur le bitume, appels d'artisans ambulants de toutes sortes.

Nous vivions à dix, huit enfants et mes parents, dans un appartement de trois pièces où là aussi, le bruit était omniprésent, fait non pas de conversations feutrées et délicates, mais de sonorités de cuisine, sifflements de marmites, verre brisé, chaudes disputes autour des sujets de l'actualité politique et sportive. Chaque mètre carré y grouillait de vie, d'impulsivité, d'humour et d'amour. Dernier enfant de cette magnifique fratrie, je profitais de l'enrichissement apporté par chacun de mes aînés.

Nous bénéficiions d'un statut privilégié au regard de ce que connurent nos ascendants directs. Le fait de jouir d'un logement ensoleillé sis sur une large avenue d'un côté, et donnant sur un grand jardin - d'ailleurs malheureusement créé à la place d'un ancien cimetière juif qu'il a fallu profaner pour sa construction - de l'autre, n'aurait jamais été possible pour la génération de mon grand-père paternel, condamnée à vivre dans la "Hara Hafsia ", ghetto juif dont on fermait les portes la nuit pour ne pas risquer de voir les Israélites venir rôder parmi la population arabe.

Mon père, instituteur dans une école de l'Alliance Israélite Universelle, fut probablement le premier "col blanc" de sa famille. Cette promotion sociale permit à sa descendance l'accès à des études supérieures et à des professions bien loin de celles qui étaient exclusivement réservées aux Juifs jusqu'à la fin du dix neuvième siècle, boucher, épicier, savetier, etc.

Bien entendu, cette amélioration de nos conditions de vie ne s'est pas produite par hasard, ni par la volonté des instances dirigeantes arabes. Tout changea brusquement en 1881.
A cette époque, les Juifs, reclus dans leur Hara, vivaient dans des conditions plutôt misérables, dans des gourbis sans lumière ni aérations, dans une situation sanitaire déplorable, victimes d'épidémies diverses, ne recevant qu'une éducation rabbinique, relégués au statut de Dhimmis soumis à une taxe spéciale et faisant l'objet de toutes sortes d'humiliations et de brimades.

La présence juive dans ces contrées, bien antérieure à celle des Arabes, était une réalité historique que bien peu de gens devaient connaître à l'époque, et qui, de toute façon, si elle avait été sue par certains, aurait été soigneusement occultée afin de préserver l'état des relations intercommunautaires à l'avantage des Arabes. Les Juifs représentaient 2% de la population de Tunisie (100.000 sur 5 millions d'âmes).

La France, présente depuis un demi-siècle déjà en Algérie, profita de quelques incidents à la frontière algéro-tunisienne pour intervenir en Tunisie et en faire un protectorat, officialisé par la signature contrainte du Traité du Bardo par le Bey de l'époque.
Soucieuse de l'égalité des droits de l'ensemble des sujets qui vivaient sur le sol tunisien, la France créa une situation nouvelle qui permit aux Juifs d'émerger, tels des zombies quittant leurs tombes, de leur prison séculaire.
Très rapidement, un grand nombre d'entre eux s'efforça de se rapprocher de leurs sauveurs, délaissant le judéo-arabe pour la langue française, adoptant les vêtements "à l'occidentale", transformant leurs prénoms, voire leurs patronymes afin de les franciser. Ils se fondirent avec appétit dans l'expansion économique stimulée par la présence française, sous le regard agacé de leurs concitoyens arabes qui y voyaient une usurpation de pouvoir à laquelle ils n'étaient guère accoutumés.

Comme lors de toute mutation révolutionnaire, celle-ci connut ses excès, consistant surtout en la renonciation à toute référence traditionnelle qui pouvait évoquer la dureté de temps que l'on voulut effacer. Certains refusèrent absolument de s'exprimer dans le dialecte qui était leur langue maternelle. D'autres abandonnèrent les traditions religieuses, symbolisant elles aussi les siècles d'humiliation. Des personnages, perdant ainsi leur authenticité, se transformèrent en précieux ridicules qui alimentèrent longtemps les bonnes histoires et participèrent à la création du nouvel humour juif tunisien.
Cependant, globalement, plutôt que de perdre son identité, je pense qu'au contraire, la communauté juive tunisienne l'a redécouverte et plutôt cultivée au cours de cette parenthèse enchantée dont on peut donner les dates précises : 1881-1956, 1956 étant la date de l'accession à l'indépendance de la Tunisie dont le premier président, Habib Bourguiba, pourtant ami des Juifs, ne parvint pas à en empêcher l'exclusion de la société tunisienne.

Il serait impossible de dresser la liste exhaustive des artistes, philosophes, scientifiques de très haute valeur qui ont profité de l'émancipation de cette toute petite communauté, mais il est probable que le record du monde du pourcentage de réussite n'est pas loin d'être atteint.
C'est ainsi que, dans l'euphorie de cette période de rêve, s'est insinuée dans les esprits la fausse notion de cohabitation paisible entre les communautés juive et arabe. Les Juifs, tout heureux de leur élévation sociale, laissèrent tout sentiment revanchard au placard. Les arabes, distancés définitivement dans cette course, abdiquèrent et adoptèrent même la position de soumis. Les Juifs se mirent même à engager des bonnes arabes, ce qui aurait été impensable 50 ans auparavant.

La montée du nationalisme arabe et surtout la création de l'Etat d'Israël, point culminant de l'affront fait par ces dhimmis à leurs anciens maîtres, créa les conditions du départ des Juifs de Tunisie. J'ai le souvenir des conversations sur la politique, échangées à voix basse à partir de la fin des années cinquante et quasi chuchotées à l'approche de notre départ, de la prudence à laquelle nous exhortait notre père  "Les murs ont des oreilles", prévenait-il.

1967 et la Guerre des Six Jours sonna le glas de la présence juive en Tunisie, des émeutes éclatant à Tunis, se soldant par l'assassinat de ressortissants juifs et par l'incendie de la Grande Synagogue.

L'Histoire des relations entre Juifs et Arabes en Tunisie, comme dans d'autres pays arabes, comporte de multiples facettes et j'entends déjà tous ceux qui m'opposeront une multitude de contre-exemples pour démontrer le contraire de ce que j'affirme. Mais il est incontestable que l'une d'elles est restée longtemps ensevelie dans les souvenirs de chacun. Jusqu'à il y a peu de temps, il était "historiquement incorrect" de considérer les aspects négatifs de ces rapports qui établissent que, malheureusement, humiliations, massacres, exclusions à l'égard des Juifs ne sont pas l'apanage des sociétés européennes.

Il est impossible de comprendre l'opposition des Arabes, et par extension des Musulmans d'aujourd'hui, à l'existence d'Israël sans appréhender cette dimension que représente pour eux l'humiliation constituée par la réussite de leurs anciens dhimmis et la création d'un Etat juif, prospère et inventif de surcroît. Il serait intéressant de connaître, à la lumière de ces explications, la position des forces progressistes qui, ces dernières années, ont combattu, en fustigeant Israël, la lutte, pour leur liberté, d'anciens esclaves ayant échappé au joug arabe. Curieusement, ce véritable mouvement de libération d'un peuple n'a pas connu le succès mérité auprès des courants politiques qui en sont habituellement friands.

Pour ma part, le souvenir de cette maison, de cette avenue, de ce jardin, est toujours présent. Je peux encore refaire mentalement le trajet qui mène de chez moi au lycée Carnot. Les noyaux d'abricot, les vers à soie, les pâtisseries au miel et autres bouquets de jasmin, je les ai racontés à mes enfants, maintes et maintes fois, comme pour éviter que ces couleurs et ces senteurs ne sombrent définitivement dans l'oubli, comme pour les tatouer un peu de ce que je suis. Je n'ai vécu que les onze premières années de ma vie en Tunisie. Mais elles comptent au centuple et je suis essentiellement le produit de cet enfant.

Pourtant, il n'a jamais été question d'UNRWA* pour nous. Nous n'avons jamais gardé sur nous de clé ni de titre de propriété avec l'idée de s'en resservir des décennies plus tard. Nous avons choisi, en prenant cet avion pour Marseille le 29 juin 1964, de regarder droit devant nous et de construire un nouvel avenir. Cela ne fait pas de nous des êtres déshumanisés pour autant. Tout autre comportement aurait été mortifère.

Entretenir dans la tête des jeunes palestiniens qui, eux, n'ont même pas connu "ces terres qui leur appartiennent", l'idée d'un droit au retour, relève bel et bien de l'escroquerie politique la plus éhontée dont il est temps que la communauté internationale cesse d'être la complice.

Aujourd'hui, je revendique haut et fort mon droit au retour, celui de la raison et de l'honnêteté intellectuelle.

 
*Créé le 8 décembre 1949 par l'Assemblée générale des Nations unies près d'un an après le vote de la résolution 194 qui stipule le droit au retour des Palestiniens réfugiés. La reconnaissance de cette résolution (jamais entrée en vigueur) a permis à Israël d'entrer à l'ONU. Prévu pour être un organisme temporaire, l'Unrwa, qui a commencé à fonctionner en mai 1950, existe toujours, puisque le dossier des réfugiés palestiniens reste ouvert. Conformément au mandat initial (venir en aide aux réfugiés palestiniens et, en collaboration avec les pouvoirs publics locaux, apporter secours directs et réaliser les travaux nécessaires), l'éducation, la santé et les services sociaux sont ses principales missions. Avec la guerre de 1967 et les nouveaux transferts de population, son mandat s'est étendu à ces nouveaux " déplacés ". Après la signature des accords d'Oslo, un Peace Implementation Program a été élaboré, censé aider au développement des territoires palestiniens. Les conditions économiques liées en particulier à la non-application des accords et aux bouclages multiples hypothèquent l'essentiel des objectifs de ce programme. L'Unrwa recense un peu plus de trois millions quatre cent mille réfugiés inscrits, dont près de un million trois cent mille en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

 

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