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LA LONGUE QUETE D'UN ISLAM DES LUMIERES

 

Entretien avec Malek Chebel, spécialiste du monde arabe, interviewé par Henri Tincq

Vient de publier "L'Islam et la raison", Tempus août 2006, 7,5 euros.

Paru dans LE MONDE du 16.09.06

 

Benoît XVI estime que la pensée islamique n'a pas su intégrer les catégories de la raison et s'est ainsi montrée plus vulnérable au fondamentalisme

Au contraire, l'Islam a toujours voulu frayer avec la raison, la domestiquer par la philosophie, les mathématiques, l'histoire et autres disciplines rationnelles. Faut-il rappeler que les grands penseurs chrétiens, comme Thomas d'Aquin, ou juifs, comme Maïmonide, et toute la pensée médiévale ont eu accès à la philosophie grecque - Aristote, mais aussi Hippocrate, Euclide, Ptolémée - grâce aux Arabes, aux institutions de traduction financées par les califes de Bagdad ou d'Andalousie ?

Mais la remarque du pape est, en partie, fondée. A la différence de l'Occident, la raison est restée cantonnée aux sphères intellectuelles de l'islam. Elle n'a pas pénétré les veines d'une orthodoxie rigide et méfiante face à tout apport extérieur. Dès le VIIIe siècle, un mouvement de libres-penseurs, les mutazilites, a essayé de conceptualiser ce rapport de la foi à la raison, avant d'être écarté. Mais si le dogme musulman a pu se codifier (fiqr), c'est bien grâce aux instruments de la raison. Même chose pour les "encyclopédistes" musulmans qui, au Xe siècle, ont fait progresser les sciences naturelles, la chimie, la mathématique, la physique. Puis, au siècle suivant, les savants et médecins comme Averroès, Ibn Tufayl et autres. C'est l'âge d'or de l'islam, avant qu'il ne tombe dans l'abîme.

 

Vous voulez parler de la chute de Grenade ?

Le déclin de l'islam a commencé, en effet, avec la Reconquista catholique de l'Espagne en 1492. Jusque-là, sa vitalité intellectuelle était sans comparaison. 1492 est une date à marquer au fer rouge. Elle signe la fin de la maîtrise musulmane sur le monde physique, l'exploration de la nature, la curiosité philosophique et scientifique. C'est l'échec du projet musulman fondé sur la rationalité. 1492 : les musulmans sortent de l'Histoire. 1492 : les chrétiens rentrent dans l'Histoire avec la découverte de l'Amérique.

 

La tradition critique ne s'est donc pas perpétuée dans l'islam comme dans le christianisme...

Pour l'islam, la tradition critique - et de l'autocritique - n'a jamais été une discipline significative. L'islam a toujours fonctionné sur le trépied suivant : les "guerriers" qui se réclament du djihad, les "théologiens" qui leur fournissent une légitimation sacrée, et les "marchands" qui financent. Au-dessus : le calife ; mais, à la marge, toujours, les intellectuels, les libres-penseurs, les philosophes...

Ce triangle redoutable fonctionne encore aujourd'hui, mais de manière plus masquée : le souverain gouverne ; l'autorité religieuse (les oulémas) approuve, émet des fatwas destinées à faciliter l'action du politique ; le financement par le "marchand" toujours prêt à assister les deux autres dans l'espoir d'y faire des bénéfices. Dans ce rôle aujourd'hui, on aura reconnu l'Arabie saoudite.

Ce trépied est le béton armé de l'islam. Il a toujours fonctionné à l'époque du califat et il fonctionne encore aujourd'hui sous les régimes militaires ou semi-civils, toujours autoritaires. Et à l'extérieur du cercle, toujours : l'intellectuel, l'Autre, l'étranger, le juif, le chrétien, etc.

 

Est-ce que vous reconnaissez au pape le droit de vous interpeller sur la violence qui serait intrinsèque à l'islam ?

Je reconnais à chacun le droit de nous interpeller sur nos failles et nos déficiences. Nous avons besoin du regard de l'autre pour progresser dans la voie des réformes. Je reconnais donc le droit à toute autorité d'une autre religion de nous alerter. Pour autant, je suis dubitatif devant l'argument selon lequel l'islam serait intrinsèquement violent. Cette idée ne favorise en rien le dialogue.

La vérité, c'est que le christianisme a pu être très violent à certaines périodes de son histoire et très lumineux à d'autres. Même chose pour l'islam. En sept siècles de présence musulmane en Andalousie, l'islam n'a pas été violent. Il a su accueillir l'Autre, n'a fait de pogroms ni contre les chrétiens ni contre les juifs, a pu prospérer au niveau intellectuel et économique. Des souverains andalous avaient des médecins juifs à leur chevet !

L'islam peut donc être une religion de tolérance et de paix. C'est quand il est en situation de repli qu'il devient dangereux pour les autres et pour lui-même. Il devient alors autiste, ne sait plus établir les hiérarchies, mélange le niveau émotionnel et méthodologique.

Il nous faut donc séparer radicalement islam et islamisme. Ne jamais lier les deux. L'islam peut être capable de beauté, de charité, comme de violence et de guerre. Tout dépend de celui qui l'interprète. Un théologien, un grammairien, un juriste va puiser dans le Coran les versets qui prêchent la paix et la convivialité. Mais au même moment, un autre théologien va faire dire l'inverse au texte.

Le Coran ne dit ni plus ni moins que ce que l'interprète lui fait dire. Ce qui est important, c'est l'interprétation qu'on en fait. Au nom du même texte sacré, on a fait les plus grandes réalisations du monde et on a commis les plus grands crimes.

 

L'avenir est donc dans une herméneutique libre...

Oui, et je réclame le droit pour tous les intellectuels musulmans de se livrer à ce travail d'herméneutique, d'explicitation, d'interrogation des textes. Afin de pouvoir récuser la légitimation religieuse de la "guerre sainte", l'héritage inégal pour l'homme et la femme, la répudiation, la polygamie.

 

Le dialogue entre chrétiens, juifs et musulmans ne doit-il pas repartir sur des bases plus réalistes ?

Nous avons d'abord fait un travail d'approche, cherché une façon de nous parler, trouver un vocabulaire commun. Il a aussi fallu pacifier le lourd passé que nous portons dans nos histoires personnelles. Mais à chaque fois qu'un vrai dialogue a commencé, ont éclaté des crises, les attentats de Madrid, de Londres, l'affaire des caricatures de Mahomet. Les belles constructions échafaudées depuis des années ont volé en éclats.

Là est le problème : on met trois semaines pour fabriquer un terroriste, trente ans pour fabriquer un intellectuel critique. Tant qu'on est dans ce rapport pervers au temps, on sera la proie de cette violence à bas prix qui éclabousse l'ensemble de la communauté. Tant qu'on n'a pas pris le parti de former des esprits critiques, capables d'interpréter le texte, de dialoguer avec l'autre, on sera toujours à la recherche d'un islam de paix perdu, d'un islam des Lumières.