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L’ANTISÉMITISME DANS LES MEDIAS TURCS

  

Pétition d'intellectuels turcs pour une «tolérance zéro face à l'antisémitisme» parue dans le mazazine turc Berildim d'octobre 2004. Ainsi que d'autres extraits de journaux turcs

Traduction Memri n° 904 du 12 mai 2005

 

L'antisémitisme des médias turcs prend pour cible les Juifs de façon générale, mais aussi les citoyens turcs de la petite communauté juive riche d'environ 20 000 membres. Les articles accusant les Juifs turcs de déloyauté, de traîtrise, de se cacher ou de nourrir de sinistres projets sont de plus en plus fréquents dans la presse turque. Les médias turcs ont récemment accusé les Juifs de laïcisme et d'espionnage contre la Turquie.

Cet antisémitisme, dont se repaissent aussi bien le nationalisme turc que l'Islam radical, devient un sujet croissant de préoccupation pour certains intellectuels turcs. Le rapport suivant porte sur les opinions et préoccupations de ces derniers (1).

 

Des intellectuels turcs contre l’antisémitisme

 

Dans son numéro d'octobre 2004, le magazine socialiste turc Birikim a publié une pétition sous le titre «Tolérance zéro face à l'antisémitisme.» Cette pétition a été signée par des intellectuels musulmans et non-musulmans (voir appendice).En voici des extraits:

«Tant qu'un danger n'est pas clairement formulé, on ne peut rien faire contre. En outre, les termes flous ne font qu'occulter le mal.

Nous, signataires de cette pétition, souhaitons attirer l'attention sur l'éternel antisémitisme turc, qui gagne régulièrement du terrain en Turquie, et faire part de nos observations et préoccupations à toutes les personnes intéressées.

Les différents cas de violence raciste et de discrimination à l'encontre de citoyens non-turcs, non-musulmans et non-sunnites de République turque ont été dénoncés et condamnés, même si ce n'est que de façon limitée, alors que l'antisémitisme demeure, à quelques rares exceptions près, un problème tu, sous-estimé ou tout bonnement nié.»

La zone floue

«Les publications sont devenues des véhicules de confusion face à des concepts comme le nazisme, le fascisme, le sionisme, l'Holocauste, le génocide, etc., les vidant de leur [véritable] sens et brouillant leurs différences. Elles minimisent l'Holocauste en niant son aspect historique unique, donnant ainsi le feu vert à sa réfutation.

La spécificité historique de l'antisémitisme, la facilité avec laquelle il se répand, à travers toutes les classes sociales et tous les milieux culturels, fait qu'il doit être traité séparément. Nous souhaitons souligner qu'un large secteur de la gauche, dont le milieu militant pour les droits de l'Homme, ne mentionne pas dans son programme l'antisémitisme comme menace spécifique – et quand il se sont voit obligé d'affronter le problème, se contente de la placer sous la rubrique «antisémitisme», en ignorant la force.

Cette situation illustre le fait que l'antisémitisme ne se limite pas à saluer [les agissements d']Hitler mais revêt plusieurs visages différents.»

Le flux de la haine coule sans barrage

«Il semble évident que quand il devient impossible de rendre compte de la complexité du monde, «l'autre - ennemi» est créé et isolé. Les Juifs ont été dans le passé, et sont encore aujourd'hui, la cible de ce «besoin», besoin qui porte un nom!

L'antisémitisme actuel est activement diffusé par la presse islamiste dont une grande partie pousse l'audace jusqu'à faire l'éloge de la 'prévoyance' d'Adolf Hitler. Parallèlement, un étalage sans précédent de publications et de campagnes contre les 'sabbataïstes' a vu le jour, (2) sabbataïstes dont les origines juives sont exposées d'une façon qui rappelle l'obsession nazie de créer une 'race pure'; il sont désignés comme étant les membres malveillants d'une secte secrète qui participerait au 'complot juif pour dominer le monde'.

Cette vague d'antisémitisme a pu progresser sans rencontrer d'obstacles dans les canaux islamistes ainsi que dans les principaux médias, pour s'installer dans la vie et le discours de tous les jours des Turcs. C'est devenu une seconde nature de voir 'le doigt des Juifs' derrière chaque pierre et d'inventer différentes théories de complot ayant 'le Juif' pour méchant.

Nous proclamons par la présente notre opposition aux hypothèses antisémites envahissantes non remises en question, ainsi que notre détermination à atteindre un [niveau] de TOLERANCE ZERO FACE A L'ANTISEMITISME, notre détermination à nous informer, à nous opposer, à écrire, à dessiner,à élever la voix et à demeurer solidaires de tous ceux qui sentent et pensent comme nous.»

 

Un quotidien libéral: «L'antisémitisme: une idéologie nationale»

 

Nese Duzel, du quotidien libéral de centre gauche Radikal, a interviewé le professeur Ihsan Dagi et publié les propos suivants dans sa chronique, sous le titre: «L'antisémitisme: une idéologie nationale» (3).

«(…) Nous avons parlé au professeur Dr Ihsan Dagi du département des relations internationales de l'université; il a publié plusieurs ouvrages et articles sur [des sujets tels que] l'identité islamique, l'occidentalisation, la politique mondiale, les droits de l'Homme, et est membre du bureau exécutif de l'Association pour la pensée libérale(…).

 

Nese Duzel: S'agissant de politique étrangère: l'AKP (Parti de la justice et du développement) est allergique à Israël (4). Est-ce dû au comportement agressif du gouvernement Sharon ou à des sentiments antisémites cachés?

Professeur Ihsan Dagi: Dernièrement en Turquie, la propagande anti-sabbataïste, anti-]juive et anti- Dönme remporte un important succès politique. Ceux qui ont peur de tous et de tout - les cercles nationalistes conservateurs, [les disciples de] Milli Gorus (5),  les gauchistes kémalistes tiers-mondistes, les factions centrées sur l'Etat et la sécurité - se retrouvent tous grâce à des histoires de Sabbataï (théories de complot). C'est une nouvelle alliance [nationale] qui voit le jour, la recherche d'une nouvelle unité nationale en Turquie. Les factions conservatrices et religieuses d'une part et les facteurs laïques centrés sur l'Etat de l'autre, séparés à cause de l'intervention militaire du 28 février, sont à présent unis par le ciment de la rhétorique anti-sabbataïste.

 

Duzel: Ne s'agit-il pas d'antisémitisme?

Professeur Ihsan Dagi: Bien sûr que c'est de l'antisémitisme. C'est une nouvelle et large alliance contre les Juifs et les Dönme, lesquels comploteraient secrètement - pas seulement dans le monde mais aussi en Turquie -, contrôleraient la Turquie et devraient être arrêtés. (…) Cette alliance comprend des groupes issus de l'AKP, de la gauche, des Kémalistes, du CHP, (6) d'Alevi, tout un monde.

 

Duzel: Que cherchent-ils à atteindre par cette alliance antisémite?

Professeur Ihsan Dagi Afin d'empêcher une restructuration politique sous l'élan de la dynamique sociale et afin de prévenir la pluralisation du pays, ils affirment que certains parmi nous complotent et tendent des pièges à la Turquie. Ce faisant, ils atteignent l'unité et l'homogénéité. Ils disent: 'Regardez, il y a parmi nous des gens aux plans [sinistres]. Malgré nos différences, et que nous soyons Kémalistes, religieux ou de gauche, nous devons nous unir.' C'est une idéologie d'unité nationale [atteinte] par des histoires sabbataïstes. (…)»

 

Un quotidien libéral: les Juifs de Turquie ne sont pas des dhimmis (7) ayant besoin de tolérance et de protection.

 

Un article de l'intellectuel turc Rifat Bali (8) intitulé "De l'(in)tolérance à l'antisémitisme" a été publié dans le quotidien libéral de centre gauche Radikal-2 et dans le numéro de janvier 2004 du magazine socialiste intellectuel Birikim. En voici quelques extraits(9):

 

"Ces derniers temps, certains événements ont conduit les Turcs, avec l'aide des médias, à affronter certaines réalités sociales dérangeantes. Le projecteur s'est allumé, mais s'est éteint peu après, et les incidents ont été quasiment oubliés, soit à cause d'un changement de programme, soit parce que les enquêtes ont traîné sans atteindre de conclusion. Je crains que, de la même façon, la répugnante réalité de l'antisémitisme qui a toujours existé en Turquie, et qui est indéniablement venue se placer sur le devant de la scène avec les attentats du 15 novembre 2003 contre la synagogue, (10) ne soit aussi bientôt oubliée (…)"

 

De l'(in)tolérance à l'antisémitisme

«Les violences du samedi 15 novembre à Istanbul ont donné à la société turque l'occasion d'affronter face à face l'antisémitisme du mouvement politique islamique. Toutefois, les leaders politiques, les médias, l'élite intellectuelle, le gouvernement israélien, (…) le Grand rabbin et les guides laïques de son entourage, ainsi que les représentants de la communauté juive turque, semblaient [tous] décidés à manquer cette occasion. Tous semblaient être de l'avis du chroniqueur conservateur nationaliste Taha Akyol qui, deux jours après les attentats, a écrit dans Milliyet qu'il n'y a jamais eu en Turquie d'antisémitisme au sens raciste ou religieux du terme.' (11).

De nos jours, il existe une variété de théories de complot racistes et fascistes; on entend dire que "le Mossad a perpétré les attentats du 11 septembre contre les Tours jumelles, que des Sabbataïstes dirigent la Turquie avec les sionistes", et que les attentats du 15 novembre (visant la synagogue) ont été perpétrés par le Mossad et Israël.

Au lieu de critiquer Israël en termes rationnels et réalistes, certains vomissent leur litanie anti-juive dans leur langage de tous les jours, se cachant derrière le slogan: 'Nous ne sommes pas antisémites: nous sommes antisionistes et nous critiquons la politique de Sharon.' Que sont-ils donc s'ils ne sont pas antisémites?

Ces dernières années, pas seulement dans le milieu islamique mais au sein de quasiment toutes ses variantes idéologiques, nous avons assisté à d'incessantes discussions sur le thème des Dönmes (sabbataïstes), 'décodant' les noms des individus et les désignant comme Juifs. N'est-ce pas là encourager des fanatiques déchaînés à la violence contre des innocents dont les ancêtres sont supposément juifs?

Les responsables des violences du 15 novembre 2003 sont le gouvernement, la société et l'élite politique, intellectuelle et culturelle, qui ignorent les faits et n'appliquent pas les clauses de la loi turque relatives à un tel comportement. Ils se cachent derrière le bouclier de 'la liberté de la presse', accordent crédit et légitimité aux auteurs antisémites qu'ils qualifient d' 'éclairés', évitant de souligner la nature antisémite des attaques du 15 novembre, qu'ils se contentent de qualifier de 'terrorisme'.

Tous les gouvernements turcs depuis 1950 sont responsables de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. En effet, ils n'ont rien dit face au discours de la haine à l'encontre des Juifs, ne prenant aucune mesure pour aider les Juifs à se sentir de véritables citoyens.

Egalement responsables de cette situation: les journalistes, hier "religieux", aujourd'hui "islamistes" et tous les "façonneurs d'opinion" qui, depuis la création de l'Etat d'Israël, n'ont cessé, sans se fatiguer, de tenir un discours de haine à l'encontre des Juifs, continuant d'empoisonner les esprits des générations futures. (…)

Le Premier ministre Recep Tayip Erdogan et le gouvernement AKP doivent dénoncer en public, aussi bien le discours antisémite de l'islam politique - d'où il est né et qu'il a par la suite affirmé avoir abandonné - que ceux qui persistent dans ce discours.

Les Juifs de Turquie ne sont pas des dhimmis qui ont besoin de la tolérance et de la protection de la majorité musulmane. Ils sont citoyens de la République de Turquie. (…)»

 

Un militant juif américain sur l'antisémitisme en Turquie

 

Russen Cakir, du grand quotidien turc Vatan, a interviewé Barry Jacobs, directeur des études stratégiques du Comité juif américain, au Bureau du gouvernement et des affaires internationales, au sujet de l'antisémitisme en Turquie. Extraits(12):

 

Vatan: Comment évaluez-vous les relations entre la Turquie et l'Amérique?

Barry Jacobs: Ces relations traversent une phase difficile. Il serait exagéré de parler de crise, mais ces derniers sept ou huit mois, il y a eu de graves problèmes. Le gouvernement américain est embêté et préoccupé par la poussée anti-américaine, anti-occidentale, anti-Israël et antisémite en Turquie, notamment au sein des médias.

 

Vatan: Nous vous connaissons, vous et les milieux qualifiés de 'lobby juif' pour être des 'amis de la Turquie'. Les choses ont-elles changé?

Jacobs: (…) La communauté juive américaine n'a jamais cessé d'être championne du soutien à la Turquie. Ces gens (les Juifs américains) qui ont défendu les droits de la Turquie au Congrès américain et au sein du gouvernement ne sont pas [tous] des experts en politique étrangère, mais ils lisent les nouvelles et des articles comme celui de Robert Pollock, directeur du Wall Street Journal, sur l'anti-américanisme en Turquie. Ils viennent ensuite trouver des organisations juives comme la nôtre et demandent: 'Pourquoi soutenez-vous encore ce pays?'

 

Vatan: Pensez-vous que l'anti-américanisme et l'antisémitisme ont atteint un niveau inquiétant?

Jacobs: Oui, c'est très sérieux. En fait, il est dû au récent regain de nationalisme en Turquie. Nous assistons à ce nationalisme dans l'armée turque, profondément liée à l'armée américaine, [ainsi qu'] au sein du gouvernement et des partis politiques. (…)»

 

Appendice

La pétition a été signée par les personnes suivantes (par ordre alphabétique):

Ridvan Akar, Taner Akçam, Dogan Akhanli, Mustafa Akyol, Ishak Alaton, Necmiye Alpay, Selim Amado, Çagatay Anadol, Nazmi Arif, David Arditi, Ergun Arslan, Huseyin Aygul, Esin Ayral, Laleper Aytek, Rifat N. Bali, Beki Bardavid, Suleyman Bardavid, Ali Ihsan Basgul, Moiz Bayer, Lizi Behmoaras, Jacob Bensason, Jacques E. Botton, Nukte Devrim Bouvard, Cem Bozsahin, Fatma Mefkure Budak, Belgin Cengiz, Oral Çalislar, Hacer Çinar, Ahmet Dag, Huseyin Dagdas, Gulder Demir, Hulya Demir, Aynur Demirdirek, Hulya Demirdirek, Seyda Demirdirek, Aycan Demirel, Fuat Dundar, Tevfit Erhat, Jak Esim, Jenny Eskinazi, Nesi Eskinazi, Yusuf Estroti, Mose Farsi, Hacer Yildirim Foggo, Çetin Gabay, Rezzan Gabay, Eli Gerson, Gamze Tokol Goldsman, Volkan Granit, Corry Gorgu, Refik Gullu, Ayse Gunaysu, David Hasday, Emintelel Isikli, Yuruk Iyriboz, Aydan Kalaçlar, Dina Karako, Sema Karaoglu, Isa Karatas, Asude Kayas, Erdal Kaynar, Gulay Kiliçdogan, Ergun Kirlikovali, Sevil Kivan, Kursad Kiziltug, Burçe Klaynman, Hayim I. Krespin, M. Mustafa Kulu, Ahmet Kurt, Jaan Latif, Recep Marasli, Ceki Medina, Amy Mills, Gul A. Minci, Avram Mizrahi, Eti Motola, Ozcan Mutlu, Akin Olgun, Haluk Oral, Mordo Ovadya, Mentes Aziz Oz, Mahmut Esat Ozan, Ayse Oktem, Kerem Oktem, Ayse Onal, Canan Ozadam, Gencer Ozcan, Yelda Ozcan, Mehmet Mihri Ozdogan, Noyan Ozkan, Ester Ruben, Murat Ruben, Rafael Sadi, Selim Salti, Defne Sandalci, Selim Sanje, Fatma Sayman, Melih Sisa, Semra Somersan, Haldun Sural, Nora Seni, M. Orhan Tarhan, Ulfet Tayli, Sirin Tekeli, Sule Toktas, Saime Tugrul, Sureyya Turhan, Akil Ulukaya, Momo Uzsinay, Nessim Weissberg, Deniz Yucel, Ragip Zarakolu, and Yaprak Zihnioglu.

 

Notes

(1) Birikim (Turquie), octobre 2004

(2) Les sabbataïstes ( Dönme ) sont les descendants des disciples de Sabbataï Sevi (1626-1676), autoproclamé Messie et forcé par le sultan de se convertir à l'islam en 1666. Ils se considèrent comme musulmans et sont officiellement considérés comme tels. Dönme signifie en turc 'converti' mais aussi 'qui a retourné sa veste'.

(3) Radikal (Turquie), le 28 février 2005

(4) Le parti AK (de la Justice et du développement) au pouvoir.

(5) Milli Gorus est le mouvement d'islam politique initié par N. Erbakan, ancien Premier ministre dont le gouvernement a démissionné du fait de l'intervention militaire turque du 28 février 1997. Ses trois partis politiques consécutifs ont été fermés. Son actuel parti politique est le SP, Saadet (félicité). L'AKP et le Premier ministre Erdogan descendent de ce mouvement.

(6) Le CHP (Parti républicain du peuple) est le premier parti politique de la République moderne de Turquie, fondé par M. Kemal Atatürk. Ce parti de centre gauche, libéral et laïque, est actuellement le principal parti d'opposition.

(7) Les dhimmis sont des non-musulmans qui vivent en pays islamiques et sont soumis à la charia (loi islamique). Ils sont protégés mais considérés comme inférieurs, sont humiliés et rabaissés. (La république moderne, laïque de Turquie n'est pas un Etat islamique)

(8) Bali, R.N. est un grand historien juif turc qui a publié plusieurs ouvrages et articles sur l'histoire et le statut des Juifs de Turquie depuis l'avènement de la République moderne de Turquie, en 1923.

(9) Radikal-2 (Turquie), le 23 novembre 2003

(10) Le 15 novembre 2003, deux grandes synagogues d'Istanbul ont été simultanément prises pour cibles par des terroristes islamiques turcs, faisant 26 morts et des centaines de blessés, pour la plupart des musulmans turcs qui se trouvaient dans les parages.

(11) Milliyet (Turquie), le 17 novembre 2003

(12) Vatan (Turquie), le 4 avril 2005