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LA TURQUIE, UN PAYS “INGRAT, ANTISÉMITE ET PARANOÏAQUE”

 

Par Robert L. Pollock
Article paru au The Wall Street Journal  

Extraits traduits et publiés par Courrier international - n° 750 - 17 mars 2005

 

Ce coup de gueule d’un éditorialiste du Wall Street Journal sur les dérives anti américaines et antisémites de la Turquie a fait grand bruit. Marque-t-il la fin de la relation privilégiée entre Washington et Ankara ?

Il y a quelques années, j’ai visité à Istanbul une exposition d’art turc à l’époque du dernier coup d’Etat militaire survenu dans le pays (1980). A vrai dire, les artistes m’avaient paru beaucoup plus préoccupés par les injustices du capitalisme global que par l’avenir de la démocratie turque. Définir les œuvres exposées comme étant des caricatures gauchistes – beaucoup représentaient de gros capitalistes coiffés du chapeau de l’Oncle Sam et des travailleurs émaciés – serait un euphémisme. Comme l’écrivait un critique local plutôt perspicace, cette exposition montrait que “les artistes turcs sont prêts à s’avilir volontairement à un point que les artistes soviétiques ont toujours refusé, même à l’apogée de l’oppression stalinienne”.
Le souvenir de cette exposition m’est revenu récemment quand j’ai entendu des Américains s’interroger avec amertume : “Si nous avons perdu la Turquie, à qui la faute ?” Le fait est qu’une relation d’un demi-siècle entre des pays alliés de longue date au sein de l’OTAN, qui ont combattu ensemble l’expansionnisme soviétique, souffre depuis longtemps de l’hostilité idéologique et de la décadence intellectuelle d’une bonne partie de l’élite turque. Aux élections de 2002, les principaux partis turcs qui défendaient les liens entre la Turquie et les Etats-Unis ont mordu la poussière, laissant un vide qu’occupa aussitôt l’islamisme subtil mais insidieux du Parti de la justice et du développement (AKP). C’est cette combinaison de vieille idéologie de gauche et de nouvel islamisme qui, beaucoup plus que le refus d’Ankara de se ranger à nos côtés dans la guerre en Irak, explique l’effondrement des relations turco-américaines.
Et quel effondrement ! Lors d’une brève visite à Ankara que j’ai effectuée début février en compagnie du sous-secrétaire à la Défense Doug Feith, j’ai découvert une atmosphère empoisonnée. La quasi-totalité des politiciens et des médias (laïcs comme religieux) professent contre l’Amérique et contre les Juifs une haine extrême qui (comme pour les artistes de l’exposition) va bien plus loin que ce que l’on peut trouver dans la presse du monde arabe, souvent contrôlée par l’Etat. Si j’hésite à traiter cette attitude de “nazie”, c’est que Goebbels lui-même l’aurait probablement rejeté en partie, à cause de sa grossièreté sans bornes.
Voyons un peu ce qu’écrit le journal islamiste Yeni Safak, lecture préférée du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Un article paru le 9 janvier affirmait que les forces américaines balançaient un tel nombre de cadavres d’Irakiens dans l’Euphrate que les mollahs du pays avaient édicté une fatwa interdisant aux riverains de manger le poisson du fleuve. Yeni Safak a par ailleurs affirmé à plusieurs reprises que les forces américaines avaient utilisé des armes chimiques à Falloudjah. Un des chroniqueurs du journal a écrit que les soldats américains avaient violé puis tué des femmes et des enfants dans cette ville, avant d’abandonner leurs cadavres dans la rue pour qu’ils soient dévorés par les chiens. Parmi les autres “scoops” du journal, signalons le déploiement en Irak d’un millier de soldats israéliens aux côtés des forces américaines, et la récupération par les soldats américains d’organes d’Irakiens tués afin de les revendre sur le “marché aux organes” américain.

Des États-unis, le bras armé des juifs

La presse laïque ne fait guère mieux. Le grand quotidien Hürriyet a accusé des équipes de tueurs israéliens d’avoir assassiné des membres des services de sécurité turcs à Mossoul, et les Etats-Unis d’avoir entamé une occupation de l’Indonésie sous prétexte d’assistance humanitaire. Cet automne, dans le journal Sabah, un chroniqueur accusait l’ambassadeur des Etats-Unis en Turquie, Eric Edelman, de laisser ses “origines ethniques” – car, devinez quoi, il est juif – guider son comportement. Le climat intellectuel turc a atteint un tel degré de folie qu’Edelman s’est senti obligé d’organiser une téléconférence avec des experts de l’US Geographical Survey afin d’expliquer que le récent tsunami n’avait pas été provoqué par des expérimentations nucléaires menées en secret par les Etats-Unis. Mais la rumeur antiaméricaine sans doute la plus étrange qui circule en ce moment dans la capitale turque est la théorie dite “de la huitième planète”, qui affirme que les Etats-Unis savent qu’un astéroïde va prochainement heurter la Terre et détruire l’Amérique du Nord. D’où le désir américain de coloniser le Proche-Orient.
Je sais, tout ça paraît complètement dingue. Mais des histoires de cet acabit sont rapportées avec grand sérieux autour des tables les plus autorisées d’Ankara. Leur fil conducteur est que pratiquement tout ce que font les Etats-Unis dans le monde – jusqu’à leur aide aux victimes du tsunami – procède d’intentions malveillantes, le tout enrobé de sous-entendus visant à nous faire passer pour le bras armé des Juifs.
Face à de telles calomnies, les politiciens turcs ont gardé un silence assourdissant. En réalité, des parlementaires turcs ont eux-mêmes accusé les Américains de “génocide” en Irak, tandis que M. Erdogan (dont nous avions un instant pensé qu’il allait instaurer un exemple de démocratie pour le monde musulman) a été parmi les rares responsables politiques mondiaux à mettre en doute la légitimité des élections irakiennes. Quand on les interroge sur ce silence coupable, les politiciens turcs rétorquent qu’ils ne peuvent pas prendre le risque d’aller contre “l’opinion publique”.
Tout cela montre l’étendue de l’hypocrisie de M. Erdogan lorsqu’il se plaint auprès de Condoleezza Rice du portrait peu flatteur brossé de la Turquie dans un épisode du feuilleton télé The West Wing [L’aile occidentale (de la Maison-Blanche)]. L’épisode aurait décrit la Turquie comme un pays tombé aux mains d’un gouvernement populiste rétrograde qui menacerait les droits des femmes. (Ce qui me paraît assez bien résumer la situation.) Autrefois, la Turquie aurait disposé d’un parti d’opposition suffisamment puissant pour ramener un tel gouvernement à la raison. Mais il se trouve que la seule opposition actuelle est celle du Parti républicain du peuple (CHP), ancien parti d’Atatürk, aujourd’hui moribond. Lors d’un récent congrès, son dirigeant a accusé son principal challenger d’avoir trempé dans un complot de la CIA contre lui. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus aucun responsable proaméricain dans les rangs de l’actuel gouvernement ou dans les différentes bureaucraties d’Etat. Mais ils ont peur de s’exprimer publiquement. En privé, ils ne cessent de geindre sur telle ou telle chose que les Etats-Unis “auraient pu faire différemment”.
On a complètement oublié ici que le président Bush a été parmi les premiers leaders mondiaux à reconnaître le Premier ministre Erdogan alors que le système judiciaire turc en était encore à évaluer s’il était suffisamment laïc pour occuper ce poste. Oubliées les décennies d’assistance américaine. Oubliées les années d’efforts déployés par les Américains pour assurer la sécurité du pipeline transportant le pétrole de la mer Caspienne jusqu’au port turc de Ceyhan. Oublié le fait que les administrations américaines successives se sont toujours opposées aux tentatives du Congrès de faire voter une résolution condamnant la Turquie moderne pour le génocide des Arméniens commis au début du XXe siècle. Oubliée l’action incessante de lobbying effectuée par Washington pour l’intégration de la Turquie à l’Union européenne.

Devenir un banal pays de seconde zone

Oubliée, surtout, l’aide américaine dans la lutte contre le [mouvement séparatiste] PKK, alors que les Etats européens refusaient tour à tour d’extrader le leader du PKK Abdullah Öcalan vers la Turquie parce que – grands dieux ! – il y risquait la peine de mort. Il fut finalement arrêté – avec l’aide des services de renseignements américains – alors qu’il avait trouvé refuge à l’ambassade de Grèce de Nairobi. “Ils nous ont donné Öcalan. Quel plus grand cadeau auraient-ils pu nous faire ?” s’interroge l’un des rares Turcs que je connaisse encore qui expriment sans ambages leurs sentiments proaméricains.
Je sais que M. Feith (un autre Juif, comme n’a pas manqué de le faire remarquer la presse turque), puis Mme Rice, ont insisté auprès des dirigeants turcs sur la nécessité, s’ils accordent quelque valeur à la relation turco-américaine, de s’opposer aux accents les plus dangereux de cette rhétorique. Rien ne montre à ce jour qu’ils aient reçu une réponse satisfaisante. Les dirigeants turcs devraient comprendre que l’“opinion publique” qu’ils invoquent est encore réversible. Mais, s’ils continuent quelques années encore à vouloir chevaucher le tigre, qui sait ce qu’il adviendra ? Une bonne partie de l’héritage d’Atatürk risque de sombrer, et la Turquie ne pourra plus compter non plus sur le moindre résidu de grandeur ottomane. Elle pourrait bien devenir alors un banal pays de seconde zone : un pays à l’esprit étroit, paranoïaque et marginalisé. Un pays – comment pourrait-il en être autrement ? – ignoré par les Etats-Unis et indésirable en Europe.

 

Proarabe

La presse turque a été presque unanime à voir un complot israélo-américain dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, complot qui servirait de prétexte à Washington pour mettre à exécution ses menaces contre la Syrie. Le quotidien nationaliste Hürriyet a qualifié d’“insensée” cette escalade d’antiaméricanisme en Turquie. Pour Fatih Altayli, “Ankara n’a toujours pas compris que sa politique proarabe ne sert à rien, puisque les Arabes rivalisent entre eux pour attirer les faveurs de Washington. Et cela n’améliore même pas nos relations avec les pays arabes, qui restent toujours aussi mauvaises. D’ailleurs, même si elles étaient bonnes, qu’est-ce que cela nous rapporterait ?”