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Une commémoration des attaques contre les Etats-Unis marquée par une aggravation mondiale de la violence terroriste - Trois ans après le 11 septembre

 

PAR PIERRE LELLOUCHE, Député de Paris, secrétaire général adjoint de l'UMP.

Le figaro du 11 septembre 2004

 

Quelque part dans une grotte aux confins de l'Afghanistan et du Pakistan, Oussama Ben Laden s'apprête à célébrer son 11 septembre. Celui qui est devenu tout à la fois le maître, l'idéologue et le symbole du terrorisme islamique mondial, le héros de millions d'admirateurs jusque dans les banlieues des villes d'Europe, a tout lieu d'être satisfait.

Si sa déclaration de guerre à l'Amérique lui a coûté la perte de sa base logistique en Afghanistan, et ce dès décembre 2001, elle n'a eu depuis lors que des conséquences positives – extrêmement positives même – au regard des objectifs qu'il avait fixés à al-Qaida, comme à la révolution islamique mondiale dont il s'était fait le porte-drapeau.

Ben Laden visait à déclencher une guerre planétaire «contre les croisés et les juifs», cette guerre devant cimenter «l'Umma» musulmane et son milliard et demi d'êtres humains autour de lui et de son idéologie, contre les régimes arabo-musulmans impies et corrompus.

Trois ans après, Ben Laden peut être satisfait : ses objectifs principaux sont atteints ou sont en passe de l'être. Bush a beau prétendre que «les trois quarts des dirigeants de son organisation ont été tués ou arrêtés», al-Qaida s'est démultipliée, tel un cancer, semant la terreur à travers le monde ; et son idéologie enflamme de nouvelles recrues sans cesse plus nombreuses. Quant à ses ennemis, ils sont partout sur la défensive, à la fois impuissants et profondément divisés.


L'Amérique, tout d'abord. Frappée au coeur plus cruellement encore qu'à Pearl Harbor soixante ans plus tôt, elle a réagi comme il était prévisible : avec un mélange d'unanimisme patriotique, de messianisme intact... et une méconnaissance totale de ce qui venait de la frapper. Sûre de la puissance inégalée de ses armes, mais pour la première fois consciente de sa terrible vulnérabilité, elle s'est lancée comme un seul homme dans sa «guerre mondiale contre le terrorisme», s'arrogeant le droit non seulement de balayer le régime taliban, mais tout régime jugé dangereux ou complice du terrorisme.


Trois ans après, rien n'est réglé, ni en Afghanistan – où des seigneurs de la guerre, premiers trafiquants d'opium sur la planète, ont remplacé les talibans – ni en Irak, où l'armée américaine d'abord victorieuse a rapidement découvert que la Maison-Blanche n'avait défini pour elle, ni stratégie de reconstruction pour le pays ni solution de sortie. Voici donc la première armée du monde engluée dans une méchante «guerre d'Algérie», incapable de ramener l'ordre, mais dans l'impossibilité aussi de se retirer, sauf à livrer le pays à la guerre civile et aux islamistes les plus radicaux. Et pour tout arranger, servant de nouvelle ligne de front à des milliers de combattants islamistes importés d'Iran et de tout le Moyen-Orient pour qui «tuer, brûler et même dépecer» du G.I. constitue une mission divine, le tout étant organisé par l'adjoint de Ben Laden, le redoutable docteur Zarkaoui. Le même Ben Laden peut être tout aussi satisfait s'il regarde du côté de Moscou. La série d'attentats tchétchènes de Moscou, ces dernières années, le double attentat contre les avions d'Aeroflot, et surtout la terrible boucherie de Beslan en Ossétie du Nord au début de ce mois, ont soudé la Russie tout entière sur la même ligne que Bush : la guerre totale contre le terrorisme islamique. Prélude à d'autres bains de sang dans le Caucase, qui fourniront, comme en Afghanistan, en Irak ou en Palestine, autant de bataillons sans cesse plus nombreux, de candidats au «martyr». Face à la nouvelle alliance russo-américaine, le «Djihad» a de beaux jours devant lui !


Mais ce n'est pas tout. S'il regarde du côté de l'Europe, Ben Laden remarquera avec délice l'étendue des divisions entre Européens, l'impuissance flagrante de l'Europe, la paralysie de l'Alliance Atlantique.

D'un côté, le «camp de la paix» franco-allemand (que Poutine vient de déserter), mais que l'Espagne a rejoint après son 11 septembre à elle (le 11 mars dernier) et sa sortie en catastrophe d'Irak. De l'autre, l'Angleterre, la Pologne et les nouveaux venus de l'Est, certes encore soudés aux Etats-Unis, mais de plus en plus nerveux et divisés quant à la poursuite de leur engagement en Irak. Reste le front des pays arabo-musulmans. Là, la pluie d'attentats de ces trois dernières années, ajoutée au chaos irakien et à l'intensification de la guerre israélo-palestinienne, a déclenché une véritable vague de panique sur la plupart des régimes en place. Maroc, Algérie, Tunisie, Arabie Saoudite, sans parler de la Turquie, de l'Iran, de l'Indonésie (frappée ces jours-ci pour la troisième fois en trois ans) : la déferlante terroriste a frappé et frappe encore partout, au nom de l'Islam, fragilisant chaque jour davantage les régimes au pouvoir.

Cerise sur le gâteau, les attentats répétés contre les installations pétrolières en Irak et en Arabie, ou contre les pétroliers (le Linbourg), cumulés à la pression chinoise sur la production, ont fait exploser le prix du baril (à 50 dollars !), ce nouveau choc pétrolier frappant à son tour l'économie mondiale.


Ce tableau, on le voit, est celui de la dislocation du système mondial, d'un véritable état de guerre généralisé et mondial, qui ne dit pas son nom. Les règles de l'ONU ne s'appliquent plus. Les grands accords de désarmement non plus : la Corée du Nord et sans doute l'Iran également ont ouvertement violé le Traité de non prolifération... sans la moindre réaction de l'Organisation mondiale. Pire encore, chacun redoute que, de domino nord-coréen en domino sud-coréen, on aboutisse très vite en Asie à une course aux armements nucléaires entraînant le Japon et Taïwan dans le sillage de l'Inde et du Pakistan. Le tout, sur un arrière-plan de conflits majeurs toujours ouverts : Corée, Taïwan, Cachemire, Israël, Palestine.

En cherchant bien, on trouvera grâce au colonel Kadhafi (qui a renoncé à sa bombe), à l'arrestation d'A.Q. Khan (le chef d'orchestre du marché noir atomique mondial, du Proche- Orient à la Corée-du-Nord) quelques raisons de se rassurer. On notera aussi, avec soulagement, que le travail de nos services de renseignement a permis d'éviter à temps des attentats chimiques à Londres et à Paris.

Maigres consolations cependant : tôt ou tard, la courbe affolante de la violence terroriste de masse rejoindra celle de la prolifération des armes de destruction massive. Et si rien n'est fait, très vite, pour remettre d'aplomb nos démocraties face à cette violence-là, alors des événements plus terribles encore que les 11 septembre de New York ou de Beslan seront devant nous.


Or, c'est le chemin inverse que nos pays semblent avoir décidé d'emprunter. Alors que la violence terroriste exigerait une stratégie commune de l'ensemble de nos démocraties, c'est à un véritable divorce auquel il nous est donné d'assister entre Américains et Russes d'un côté, Européens de l'autre, tant sur le diagnostic de la maladie que sur les remèdes qu'il conviendrait de mettre en oeuvre.

Tandis que les premiers se vivent dans une guerre totale qu'ils entendent «gagner» à coup de guerres préventives ou d'interventions militaires chaque fois que nécessaire, les seconds refusent le terme même de «guerre», parlant d'une situation de «crise» qu'il faut gérer par d'autres moyens, d'abord politiques et économiques, en cherchant en priorité à résorber ce terreau du terrorisme que sont la pauvreté, l'ignorance et «l'humiliation» arabes.

Tout le problème hélas tient à ce que tout le monde dans cette affaire a à la fois raison et tort, mais que nos pays plutôt que de dialoguer, préfèrent l'autisme, la caricature ou l'invective de l'autre.


Ainsi, les Américains et les Russes ont, à mon sens, raison de considérer que cela est bien une guerre. Contrairement à ce que l'on entend trop souvent chez nous et dans l'Europe entière, ceux qui se livrent à cette violence de masse sont bel et bien en guerre contre nous, France comprise. Et cette guerre sera longue et rude : rien ne sert de le nier, ou de refuser de le voir. En revanche, si les Américains ont raison sur le diagnostic, ils ont tout faux ou presque sur la stratégie. Car cette guerre n'a rien à voir avec les conflits interétatiques du XIXe ou du XXe siècle. Le mot même de «victoire», au sens militaire du terme est un leurre, comme l'Afghanistan, l'Irak, après l'Algérie, le Cachemire ou la Palestine le montrent sans ambiguïté.


De là à prétendre, comme on l'entend souvent de ce côté-ci de l'Atlantique, que le «mili- tarisme» américain (et israélien), sans parler de «la brutalité russe», soit la cause du problème, il n'y a qu'un pas, que pour ma part je me refuse de franchir. Que la victime du terrorisme soit elle-même coupable (sous-entendu de «l'humiliation» qu'elle aurait infligé à ses bourreaux) est une rengaine bien connue depuis 1938, rengaine qui inspire plus le renoncement que la résistance. Au demeurant si humiliation, pauvreté et ignorance des masses il y a, celles-ci sont d'abord dues à l'échec quasi général des régimes en place dans le monde arabo-musulman depuis un demi-siècle. Echec fait d'autoritarisme, de dictature, de corruption généralisée, en un mot, de mauvaise gouvernance. Si les Américains ont tort de croire que cette guerre-là se gagnera seulement par la force des armes ou en imposant la démocratie par les chars, bon nombre d'Européens fuient la réalité en imaginant que la patience et la négociation (avec qui d'ailleurs ?) assureront leur salut.

La grande affaire des cinquante prochaines années sera précisément celle de la réconciliation – ou du divorce – entre le milliard et demi de musulmans et le modèle de développement humain aujourd'hui dominant, à savoir un système de libertés individuelles, d'égalité entre les sexes, de séparation des pouvoirs spirituel et temporel, le tout permettant l'économie de marché, les échanges et le progrès.

L'idéologie islamiste refuse de toutes ses forces ce modèle-là, à commencer par la libération de la femme et toute loi humaine qui serait contraire à la Loi de Dieu (d'où le refus de la notion même de laïcité). Elle est prête pour cela à faire la guerre avec ses moyens à elle : le terrorisme de masse, c'est-à-dire la jonction d'un petit nombre de fanatiques moyenâgeux avec les technologies du XXIe siècle importées d'Occident : de l'Internet à l'arme atomique.

 

Il est temps, grand temps, que les grandes démocraties s'asseyent autour d'une table pour définir une stratégie commune mêlant la défense de nos territoires à la transformation progressive d'un monde arabe qu'il faut aider à sortir de la pauvreté et de l'échec.