www.nuitdorient.com

accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site

EN TURQUIE, LE NATIONALISME BRANDIT LE DRAPEAU

 

Par Zvi Bar-El paru dans Haaretz du 15 avril 2005

Traduit et adapté par Albert Soued, www.chez.com/soued/conf.htm 

 

Au début des années 1990, sur la côte de la Mer Noire, la ville de Trébizonde était trépidante de réfugiés russes. Après la désintégration de l'empire soviétique, ils arrivaient en masse et découvraient l'Amérique de l'Orient, la Turquie. Encore aujourd'hui, dans certains quartiers de la ville, on rencontre des Russes offrant leurs produits ou des services. Dans un boutique de coiffeur, j'ai même vu un menu en russe. Il n'y a pratiquement pas de gens qui parlent l'anglais dans cette ville, mais on peut se débrouiller avec le russe. Trébizonde est une ville agréable, surtout dans l'après midi, quand une légère brise remonte de la mer Noire, et lorsqu'on peut aller se détendre sur la plage.

Trébizonde est une ville ayant une longue histoire qui remonte à l'an –1000, quand elle fut construite par des marchands venant de la cité voisine de Sinoppe. C'est aussi un point de départ commode pour des promenades dans la région. Si on est intéressé, on peut aller vers l'Est le long de la côte et visiter la ville de Rize, ville natale du premier ministre Erdogan, où son père était maître nageur-sauveteur.

 

La semaine dernière rien ne laissait présager ce qui allait se passer à Trébizonde, lorsque 5 personnes ont été sauvées in extremis d'un lynchage, grâce au commissaire de police. Il s'agissait de 5 kurdes qui distribuaient des tracts de protestation contre les conditions de détention dans les prisons turques et demandaient la libération de prisonniers. Quelqu'un dans la foule qui les entourait annonça en criant que ces kurdes allaient brûler le drapeau turc, un autre hurla qu'ils allaient faire flotter le drapeau du PKK (le parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme une organisation terroriste, dirigée par A'bdallah Ocalan). En quelques instants, une énorme foule s'est attaquée aux   jeunes gens et a failli les tuer.

Comment cette étincelle est-elle partie?

Deux semaines avant cet incident, dans la ville méridionale de Mersin, sur la côte de la Méditerranée, quelques jeunes gens ont essayé en effet de brûler un drapeau turc. C'était sans doute de jeunes kurdes qui voulaient exprimer leur opposition au régime turc lors des festivités du Nawrouz (équivalent de la Pâque), le nouvel an kurde. Comme les autres villes kurdes, Mersin était un endroit dangereux pendant des années et il a été la scène de violents incidents au cours desquels, des civils et des policiers ont été tués ou blessés. Mais cette fois-ci la réaction au drapeau brûlé se répandit comme une traînée de poudre dans tout le pays. À la fin de la semaine, des manifestations éclatèrent dans la plupart des villes de Turquie et les drapeaux turcs ont commencé à flotter partout. Les ministères, les voitures, les maisons hissèrent avec fierté le Drapeau Turc, au point que l'événement fut nommé "le défilé des Drapeaux".

Dans la ville de Van, en région kurde, un défilé de 100 0000 personnes a fait honneur au drapeau, sans qu'on puisse donner une explication rationnelle à cette frénésie. Un journaliste turc Youssouf Kanli publia un article virulent contre cette folie, avec le titre "Assez, c'est assez!", où il stigmatise, entre autres, les 8000 personnes qui ont brûlé les drapeaux du PKK, avec les livres d'Orhan Pamuk, et qui ont dénoncé les séparatistes kurdes…"Nous en Turquie, nous avons apparemment commencé un concours à propos du patriotisme et de la loyauté envers le drapeau turc, et aussi une compétition pour la manifestation la plus inventive…. Évidemment ce genre d'événements aide l'industrie textile et le prix des drapeaux a atteint des sommets. Mais bon Dieu est-ce que ce pays est devenu fou et n'y a-t-il pas une seule voix pour dire qu'il ne s'agit seulement que de 3 adolescents qui ont manqué de respect envers un drapeau turc?"

 

Non personne! Même pas le premier ministre Erdogan, qui a décidé de condamner l'auteur connu Orhan Pamuk (qui a reçu des prix internationaux pour ses oeuvres),

tout simplement parce que, dans une interview dans un journal, il confirmait le massacre d'Arméniens en 1915 par les Ottomans!

D'après certaines explications la ferveur des événements de ces 15 derniers jours serait due à la frustration de nombreux Turcs vis à vis de l'étranger, le statut de la Turquie étant déconsidéré, notamment par l'Europe. En effet l'Europe fait pression sur la Turquie pour qu'elle reconnaisse le génocide arménien (1,5 millions de personnes massacrées). S'ajoute à cela l'apparition à une émission télévisée du secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, qui a accusé la Turquie de n'avoir pas aidé les Etats-Unis dans sa guerre contre l'Irak, sous entendant que la Turquie serait responsable de la terreur en Irak. Et puis surtout, le sentiment que le parti qui gouverne commence à prendre l'eau sur de nombreux sujets, d'où la désaffection de ses adhérents qui partent s'inscrire dans d'autres partis. Toutes ces incertitudes et désenchantements entraînent le public vers un point de ralliement et il se trouve qu'en ce moment, c'est le drapeau, symbole de la nation, mais aussi du nationalisme.

Divers sondages publiés récemment, dont l'un mené par la BBC et un autre par la Société américano-turque, montrent une profonde érosion de l'appui des citoyens turcs à l'égard de la politique du président G Bush: 75% à 82%des sondés pensent que cette politique est vouée à l'échec. La tentative des autorités d'expliquer qu'il ne s'agit pas du rejet des Américains, mais plutôt d'une opposition à une politique de leur président, ne convainc personne. Pourtant on trouve une majorité de 74% qui considère que les Etats-Unis restent un allié de la Turquie.

Que doit-on réellement croire? Les sondages ou la liste des best-sellers dans le pays?

Le N°1 est "Metal Storm" de Orkun Ucar, une nouvelle où l'auteur décrit une invasion de son pays par l'Amérique qui se termine par une revanche du Héros Turc qui réussit à lancer une bombe nucléaire sur les Etast-unis. Et puis il y a le N°2, "Mein Kampf", sans oublier "les Protocoles des Sages de Sion" en très bonne place sur la liste. De quoi s'agit-il? Anti-américanisme? Antisémitisme? Ou fondamentalisme nationaliste?

 

La Turquie n'est pas un pays antisémite, au sens européen du terme. Les Juifs ont toujours joui d'une situation privilégiée depuis l'époque de l'empire ottoman et qui s'est poursuivie sous la République. Bien qu'il y ait eu des attaques contre des cibles juives récemment, il s'agissait essentiellement d'une opposition à la politique israélienne plutôt qu'un désir de nuire à la communauté juive. Et dans tous ces cas, le gouvernement s'est empressé d'appréhender les auteurs des attentats et il a vivement condamné ces actes de violence. Le premier ministre Erdogan a toujours fait un effort pour séparer le judaïsme du sionisme, ou pour être plus précis, il a fait une distinction entre le judaïsme et la politique du gouvernement israélien. Quand il a un jour traité M. Sharon de terroriste et sa politique de "génocide", cela n'avait aucun rapport avec les Juifs, notamment ceux de Turquie.

D'un autre côté, les sentiments anti-américains se sont développés en Turquie, notamment ces deux dernières années, sur l'arrière plan de la guerre d'Irak. Le public a manifesté largement contre cette guerre et le parlement a même empêché l'utilisation du territoire turc comme tremplin pour l'invasion de l'Irak. En cela la position de la Turquie rejoint celle de l'Europe. Aujourd'hui il existe en Turquie le sentiment très net que l'Amérique cherche à établir le Grand Kurdistan, le Grand Israël, la Grande Arménie, afin de réduire le pouvoir et le statut de la Turquie dans la région…(?)

Cette idée ne guide pas seulement les politiques mais aussi les militaires, qui encouragent la fabrication locale d'armes pour ne plus dépendre des Etats-Unis. À titre d'exemple, l'armée turque encourage la formation de programmeurs de systèmes sophistiqués pour ne plus dépendre des "codes américains secrets" lors de l'utilisation d'hélicoptères achetés chez eux. On n'hésite plus à investir dans des logiciels onéreux afin d'être autonomes par rapport aux Américains!

 

La politique étrangère turque est naturellement orientée vers l'Europe, mais elle cherche aussi à s'implanter au Moyen Orient. C'est la raison pour laquelle Erdogan a entrepris des visites en Syrie, en Israël et dans l'Autorité Palestinienne, cherchant à servir d'intermédiaire dans les relations entre états. Le sentiment que la Turquie frappe à la porte des Arabes et qu'on ne lui ouvre pas apparaît surtout dans la presse égyptienne qui se demande pourquoi on n'a pas invité au sommet arabe du 22 mars un représentant turc, alors qu'on avait invité Kofi Annan et le ministre des affaires étrangères espagnol. Les Turcs ont néanmoins compris qu'ils ne pouvaient pas servir d'intermédiaires dans les conflits du Moyen Orient s'étant mis à dos les Etats-Unis et Israël, en ayant montré trop de sollicitude envers la Syrie.

En fait Erdogan semble en perte de vitesse et il ne peut montrer à ses électeurs de 2007, de résultats positifs ni sur le plan diplomatique, ni sur le plan politique. Il n'a pas su gagner la sympathie des populations ni en Europe, ni au Moyen Orient et le peuple turc en est conscient.

Ceci expliquerait ces manifestations monstres avec des drapeaux hissés pendant deux semaines. Il s'agit moins de protester que de manifester un sentiment national de détresse devant l'échec des dirigeants, malgré leurs efforts, de se raccrocher à l'un quelconque des trois blocs, l'Amérique, l'Europe ou le Moyen Orient.

La conclusion est qu'il faut trouver quelqu'un à blâmer et Erdogan craint d'être lui-même la victime expiatoire, ayant échoué à apporter les réformes internes promises et nécessaires, ayant surtout échoué à rapprocher la Turquie de l'Europe.

Mais il y a d'autres excellents boucs émissaires, le premier candidat étant les Etats-Unis, et quand on attise les sentiments anti-américains, Israël devrait vite courir se couvrir…!

 

© www.nuitdorient.com par le groupe boaz,copyright autorisé sous réserve de mention du site