www.nuitdorient.com

accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site

ETRE JUIF EN TURQUIE : UNE SOLITUDE DE 500 ANS

Je suis préoccupée, pour mon avenir et celui de mon pays, je suis triste, j’ai peur

 

Par Leyla Navaro, Psychologue, enseignante et écrivain - Université du Bosphore

Paru dans Radikal du 23 janvier 2009

Voir aussi toutes les infos sur la Turquie et les 50 derniers articles du site

 

Est-ce que je suis toujours redevable du fait que les Ottomans aient accueilli mes ancêtres, il y a 500 ans ? Est-ce que je suis toujours considérée comme une invitée sur ces terres où je suis née et où j’ai grandi, où je remplis mes devoirs en tant que citoyenne, et au développement desquelles je contribue de facto ? Dois-je continuer à être soumise ?

 

En tant que citoyenne de la République de Turquie, je garde en mémoire deux souvenirs relatifs au racisme, à la discrimination et à l’antisémitisme: le premier souvenir date de la période de l’impôt sur la fortune (1). Je devais avoir 6 ans. La boutique de tailleur de mon grand-père à Yesildere avait été saisie en raison de l’impôt sur la fortune (2), les fonctionnaires chargés de son application avaient pénétré dans notre foyer et examinaient les biens qui pouvaient être saisis. Une grande préoccupation régnait dans la maison. En raison des événements, mon grand-père était tombé malade et se trouvait alité.

Le second souvenir ancré dans ma mémoire est la catastrophe des 6-7 septembre. En 1955, de fausses rumeurs sur l’incendie de la maison natale d’Ataturk à Thessalonique mettent les nationalistes dans la rue, notamment à Istanbul, qui s’en prennent aux échoppes tenues par les non-musulmans, grecs en tête. Même si ma famille n’a pas souffert d’une grande perte matérielle, étant donné que nous n’avions pas de boutique, je me souviens que nous étions profondément attristés et que nous avions peur en raison des  événements qui survenaient. A part ces deux développements, je n’ai jamais eu à faire face jusqu’à présent à un acte antisémite, qu’on m’ait dit directement ou qu’on m’ait ressentir.

 

Je me souviens seulement que dans les années 1950 au moment où les slogans « Citoyen, parle turc ! », nous avons, ma sœur et moi, lancé des regards de travers à ceux qui parlaient « ladino » ou une autre langue minoritaire, en disant « Citoyen, parle turc ! » Nous devions avoir 11 ou 12 ans. Je m’en souviens aujourd’hui avec honte. Je sais désormais que cette attitude était un mécanisme de défense au terme duquel la personne qui est victime d’une agression, s’identifie à son agresseur et essaie de se comporter comme lui… C’est peut-être compréhensible à 11 ans et relativement pardonnable. Mais ce n’est pas le cas pour un adulte ou pour un pays…

 

Je suis née en Turquie il y a 65 ans et j’y vis toujours. Ma mère, mon père, mes ancêtres sont les enfants de ces terres qui ont cessé d’être l’Empire ottoman pour devenir la République de Turquie… J’ai été à l’école en Turquie. Je me suis mariée avec un Turc. J’ai eu des enfants qui ont été dans des écoles turques. Nous parlons turc à la maison. J’ai écrit des livres en turc et j’ai donné des séminaires et des conférences toujours en turc. J’ai représenté la Turquie, avec persévérance et fierté, dans les projets et les conseils d’administration internationaux auxquels j’ai partagé à l’étranger où on me désignait comme «femme turque».

J’ai été ambassadrice bénévole auprès des Européens, des Américains et des Asiatiques qui ne connaissent pas encore la Turquie ou qui nourrissent des préjugés. Malgré toutes les difficultés, j’ai réussi à convaincre le conseil d’administration international auquel j’appartiens (IAGP) pour organiser en Turquie le premier congrès professionnel international (3. Au cours de mes 30 années de carrière professionnelle, 90 % de mes patients étaient de confession musulmane. J’ai travaillé et je continue à travailler avec des personnes portant le voile traditionnel ou le voile islamique. J’enseigne dans une université appartenant à l’Etat. Parallèlement, je participe activement à des projets dans les institutions étatiques et privées, avec les ONG et autres. Pendant le tremblement de terre de 1999, j’ai participé pendant des mois à la mobilisation bénévole. En tant que citoyenne à part égale, je paie régulièrement mes impôts. Je m’intéresse de très près aux intérêts matériels et moraux du pays et je suis active. Pouvez-vous me dire pourquoi du jour au lendemain, on m’a mise dans la catégorie « ennemie du pays » parce qu’il y a le mot « judaïsme » dans la case religion de ma carte d’identité ? Pourquoi m’a-t-on mise sur la liste de ceux qu’il faut attaquer, menacer ?

 

Du jour au lendemain, on a fait de moi une partie à la guerre qui se déroule au Moyen-Orient. Ceux qui me connaissent de près connaissent également mes idées et mes valeurs au sujet de la guerre. Ils connaissent ma sensibilité au sujet des morts et des tués pour raison de guerre. En fait, ce n’est pas le véritable problème. On me tient responsable de la guerre au Moyen-Orient parce qu’il est écrit « judaïsme » dans la case religion de ma carte d’identité. Que veut-on dire avec « Nous sommes les descendants des Ottomans qui vous avaient sauvés des Espagnols. » ? Est-ce que je suis toujours redevable, matériellement et moralement, du fait que le sultan ottoman ait accueilli mes ancêtres ? Est-ce que je suis toujours considérée comme une invitée sur ces terres où je suis née et où j’ai grandi, où je remplis mes devoirs en tant que citoyenne, et au développement desquelles je contribue de facto ? Dois-je continuer à être soumise ? Suis-je obligée de vivre dans la menace ? Dois-je accepter cette situation ?

 

La plus importante caractéristique des Turcs juifs est la fidélité à leur pays. Même les Juifs d’origine turque qui ont quitté la Turquie il y a des années continuent à parler turc, se réunissent entre eux, regardent des films et des séries turcs, mangent des plats turcs et chantent des chansons turques. Même s’ils ont quitté la Turquie, ils sont toujours attachés avec fidélité à leurs origines. Le même sentiment est également très puissant parmi les Juifs de Turquie. Ils aiment leur pays et le défendent avec courage face aux préjugés du monde extérieur. Je me considère appartenir à ce groupe et je défends la Turquie contre tous quand je suis à l’étranger. Je crois dans la nécessité de connaître les valeurs locales et de les glorifier. Mais aujourd’hui, quelque chose s’est brisé dans mon cœur… Mon pays auquel je me sentais appartenir ne me considère pas comme une citoyenne à part entière. Il fait de facto de moi une partie, une ennemie, en raison seulement ce que qui est écrit dans ma case religion. Les responsables étatiques, qui sont tenus de protéger l’Etat et les citoyens, et certains médias n’hésitent pas à recourir à des discours agressifs et hostiles ; ils ne parviennent pas à dire « stop », ils ne disent pas « stop », à la vague raciste qui est en train d’engloutir le pays…

 

Cela signifie que nous nous sommes trompés en pensant que nous faisions front commun à toutes les difficultés, dans un esprit d’identité de destin, avec tous les autres citoyens de ces terres où nous vivons depuis 500 ans et auxquelles nous pensions appartenir. Cette « mosaïque culturelle » dont on parle avec fierté n’était en fait qu’un slogan touristique, une simple illusion… Le véritable objectif, le but souhaité, étant de réduire cette « mosaïque » à une seule couleur. Cela signifie que certains citoyens avec lesquels je partageais un destin commun, avec lesquels je discutais de ce qu’allait devenir ce pays dans les bons et mauvais jours, vont désormais me considérer comme une ennemie potentielle, vont me faire mal ou vont tenter de me faire disparaître. Aujourd’hui, je suis triste pour moi-même, je suis préoccupée, et j’ai relativement peur. Mais à vrai dire, je suis tout aussi préoccupée, inquiète et craintive pour l’avenir de la Turquie qui penche vers le racisme. Si on ne dit pas « stop » de manière consciente et responsable à cette tendance, je crains que la Turquie se condamne à une immense solitude. Une solitude obscure…

 

 

Notes

(1) au début des années 1950 

(2) varlık vergisi,  en turc, impôt qui pesait davantage et de façon discriminatoire sur les non-musulmans

(3) IAGP – Congrès international des psychothérapies de groupes, Istanbul 2003