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L'HOMME MALADE DE L'EUROPE – À NOUVEAU

La Turquie d'Erdogan de plus en plus islamo-gauchiste et de plus en plus atteinte de folie anti-américaine

Par Robert L. Pollock éditorialiste au Wall Street Journal

Paru dans le The Wall Street Journal le 16 février 2005
Traduit par Alexandre Sulzer

 

"Il y a plusieurs années, j'ai visité une exposition à Istanbul. Elle portait sur l'art local de la région où s'était produit le dernier coup d'Etat militaire (1980). Mais l'artiste semblait davantage préoccupé par les injustices du capitalisme mondial que par le destin de la démocratie turque. En réalité, appeler ces œuvres des caricatures gauchistes – certaines représentaient des gros capitalistes avec des chapeaux de l'Oncle Sam et des travailleurs amaigris – serait un euphémisme. Comme a dit l'un des astucieux critiques du coin (je le cite de mémoire) : "cela montre que les artistes turcs étaient volontaires pour s'abaisser eux-mêmes d'une façon telle que les artistes soviétiques refusaient de le faire, même à l'apogée de l'oppression stalinienne".

Cette exposition m'est venue à l'esprit au milieu de tous ces récents grincements de dents aux Etats-Unis à propos de la question : "qui a perdu la Turquie ?". Parce que cela montre qu'une relation spéciale vieille de 50 ans, entre des Alliés de l'Otan de longue date qui ont combattu ensemble l'expansionnisme soviétique depuis la Corée, a du longtemps combattre l'hostilité idéologique et la décadence intellectuelle de l'élite istanbulie. Et aux élections de 2002, les principaux partis de plus en plus corrompus, qui avaient défendu les liens turco-américains, se sont auto-détruits, laissant un vide rempli par le subtil mais insidieux islamisme du Parti de la Justice et du Développement. C'est cette combinaison de vieux gauchisme et de nouvel islamisme – bien plus que n'importe quelle brouille à propos du refus de la Turquie d'être de notre côté dans la guerre en Irak – qui explique l'effondrement de nos relations.

Et quel effondrement. Au cours d'une brève visite à Ankara ce mois avec le sous-secrétaire à la Défense, Dough Feith, j'ai rencontré une atmosphère empoisonnée – dans laquelle à peu près chaque politicien et média (laïque et religieux) prêchait une combinaison extrémiste de haine de l'Amérique et des juifs qui (comme les artistes turcs) qui allait volontiers bien plus loin que ce que l'on peut trouver dans les médias contrôlés par les Etats arabes. Si j'hésite à comparer cela à du nazisme, c'est uniquement parce que Goebbels en rejetterait la plupart qu'il jugerait trop grossier.

Regardons le journal islamiste "Yeni Safak", le préféré du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Un article du 9 janvier explique que les forces américaines jetaient tant de corps irakiens dans l'Euphrate que les mollahs avaient émis une fatwa interdisant aux habitants de manger du poison. "Yeni Safak" a prétendu également plusieurs fois que les forces américaines utilisaient des armes chimiques à Falloujah. L'un des éditorialistes a écrit que les soldats américains violaient les femmes et les enfants et laissaient les chiens dévorer leurs corps dans les rues. Parmi les "scoops" du journal, les informations selon lesquelles 1000 soldats israéliens étaient déployés aux côtés des forces américaines en Irak, et selon lesquelles les forces américaines moissonnaient les entrailles des Irakiens morts afin de les vendre sur le "marché américain des organes".

Ce n'est guère mieux dans la presse laïque. Le grand quotidien "Hurriyet" a accusé les Israéliens d'envoyer des escadrons pour assassiner le personnel turc de sécurité à Mossoul, et les Etats-Unis de commencer l'occupation de l'Indonésie, sous le masque de l'aide humanitaire. Lors d'un Shabbath à l'automne dernier, un éditorialiste a accusé l'ambassadeur américain en Turquie, Eric Edelman, de laisser ses "origines ethniques" – devinez quoi, il est juif – déterminer son comportement. M.Edelman est en effet l'un des rares fonctionnaires des services des Affaires étrangères qui prend au sérieux son obligation de défendre l'image de l'Amérique et ses intérêts à l'étranger. Le climat intellectuel dans lequel il évolue est devenu tellement fou qu'il s'est senti contraint d'organiser une conférence avec des scientifiques du "US Geological Survey" afin d'expliquer que des tests nucléaires américains secrets n'étaient pas la cause du récent tsunami.

Jamais dans un pays ostensiblement ami, je n'ai eu la telle sensation que l'équipe de l'ambassade était assiégée. Le bureau de M. Erdogan a récemment interdit aux responsables turcs d'assister à une réception à la maison de l'ambassadeur en l'honneur du Patriarche "oecuménique" de l'Eglise orthodoxe, qui réside à Istanbul. Pourquoi ? Parce que "œcuménique" signifie universel, ce qui participe, d'une manière ou d'une autre, à un complot qui vise à faire plier la Turquie.

Peut-être que l'histoire anti-américaine la plus bizarre dans la capitale turque est la théorie de la "huitième planète", selon laquelle non seulement les Etats-Unis sont au courant d'un impact imminent avec un astéroïde, mais aussi que nous savons qu'il va toucher l'Amérique du Nord. D'où notre volonté de coloniser le Moyen-Orient.

Tout cela semble loufoque, je sais. Mais de telles histoires sont racontées le plus sérieusement du monde dans les dîners les plus importants d'Ankara. Leur trame commune, c'est que presque tout ce que fait les Etats-Unis dans le monde – même l'aide au tsunami – a des motivations malveillantes, impliquant en général que nous agissons comme muscle des juifs.

Face à de telles calomnies, les politiciens turcs sont restés complètement silencieux. En fait, les parlementaires turcs eux-mêmes ont accusé les Etats-Unis de "génocide" en Irak, alors que M. Erdogan (que nous espérions un moment être un exemple de démocratie dans le monde musulman) a fait partie des rares dirigeants du monde à mettre en cause la légitimité des élections irakiennes. Lorsqu'on leur pose la question, les politiques turcs affirment qu'ils ne peuvent risquer d'aller dans un sens contraire à "l'opinion publique".

Tout cela fait de M. Erdogan un hypocrite de première qui proteste auprès de Condoleezza Rice à propos du portrait peu flatteur qui est fait de la Turquie dans un épisode de la série télé "West Wing". L'épisode décrit fidèlement la Turquie comme conquise par un gouvernement populiste et rétrograde qui menace le droit des femmes (ce qui me semble à peu près juste).

Autrefois, la Turquie aurait eu un parti d'opposition suffisamment fort pour ramener le gouvernement vers plus de bon sens. Mais la seule opposition aujourd'hui est un moribond Parti républicain du peuple, ou CHP, autrefois le parti d'Atatürk. Lors d'un congrès récent du parti, son dirigeant a accusé son principal rival de participer à un complot de la CIA contre lui. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas quelques responsables relativement pro-américains dans l'actuel gouvernement et l'administration d'Etat. Mais ils ont peur de dire quoi que ce soit publiquement. En privé, ils pleurnichent sans fin sur des choses triviales que les Etats-Unis "auraient pu faire différemment".

Le fait que le président Bush ait été parmi les premiers dirigeants au monde à reconnaître le Premier ministre Erdogan, alors que le système légal turc se demandait encore s'il était suffisamment laïque pour le poste, est complètement oublié. Les décennies d'assistance militaire américaine également. Oubliés aussi, les années d'efforts américains pour sécuriser le tracé du pipeline qui achemine le pétrole de la Caspienne au port turc de Ceyhan. Oublié le fait que l'administration américaine continue de lutter contre les tentatives annuelles au Congrès de faire passer une résolution qui condamne la Turquie moderne pour le vieux génocide arménien. Oublié le lobbying permanent de l'Amérique en faveur de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.

Oubliée, par-dessus tout, l'aide de l'Amérique contre le PKK. Son dirigeant aujourd'hui emprisonné, Abdullah Ocalan, a été expulsé de Syrie en 1998 après que les Turcs aient brandi la menace d'une action militaire. Il est ensuite passé, comme une patate brûlante, entre les mains des gouvernements européens, qui refusaient de l'extrader parce que – mince ! – il risquait la peine de mort. Il a été finalement attrapé – avec l'aide du renseignement américain – alors qu'il s'abritait dans l'ambassade de Grèce à Nairobi. "Ils nous ont donné Ocalan. Qu'est ce qui pourrait être mieux que cela ?", a dit l'un de la poignée de Turcs pro-américains décomplexés que je connais encore.

Je sais que M. Feith (un autre juif, la presse turque n'a pas hésité à en faire mention), suivi par Mme Rice, a demandé aux dirigeants turcs de faire face aux rhétoriques les plus dangereuses sur la relation turco-américaine. Rien ne montre pourtant qu'ils ont obtenu une réponse satisfaisante. Les dirigeants turcs doivent comprendre que "l'opinion publique" qu'ils citent est encore réversible. Mais après quelques années de situation périlleuse, qui sait ? Beaucoup de l'héritage d'Atatürk risque d'être perdu et il ne restera pas grand-chose non plus de la vieille grandeur ottomane. La Turquie pourrait facilement devenir un pays de seconde zone : à l'esprit étriqué, parano, marginal et – comment pourrait-il en aller autrement ? – inamical envers les Etats-Unis et qui ne sera pas bienvenu en Europe.