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LE SILENCE DES MUSULMANS MODÉRÉS

 

Par Bernard Kaykel, professeur à l'Université de New York, chargé des études sur le Moyen Orient – site www.dawn.com email bernard.haykel@nyu.edu

Article paru dans la presse américaine le 5-12-2002

Traduit par Albert Soued, écrivain - site www.chez.com/soued

 

Nous sommes nombreux aux Etats-Unis à être déconcertés par le silence apparent des Musulmans modérés depuis les événements du 11 Septembre 2001.

En dehors des premières condamnations d'intellectuels réputés de l'Islam, la plupart des Musulmans semblent avoir accepté la prise en otage de leur religion par les extrémistes.

On appelle "modérés" ceux qui en principe rejettent l'usage de la force et de la violence aveugle pour faire aboutir des objectifs politiques. Or ces "modérés" n'ont pas encore pris position contre les attentats terroristes, ni dans les journaux ni dans les médias audiovisuels.

Il y a néanmoins quelques exceptions notables, comme Khaled Abou el Fadl de l'UCLA qui a d'emblée condamné l'Islam radical. Mais ces rares voix en Occident n'ont pas eu un écho dans le monde musulman. Bien au contraire la majorité de ce monde a montré son scepticisme et a même nié l'implication de leurs frères dans les attaques terroristes. Ils sont allés même jusqu'à inventer un "complot sioniste".

Cet été j'ai fait un grand voyage à travers le Moyen Orient et l'Asie pour rencontrer des érudits de l'Islam, et j'ai donc visité des mosquées, des écoles coraniques, des librairies et des magasins vidéo, tout en regardant les programmes des télés locales ou à satellites et leurs invectives. J'ai feuilleté dans les librairies une documentation considérable sur Osama Ben Laden, et la majorité des écrits ne tarissent pas d'éloges à son égard, tout en imputant la responsabilité des événements aux "militaires américains et aux forces secrètes menées par des Juifs…!"

La perception de ces événements est rapportée d'une manière exemplaire par cet employé saoudien de la "Ligue du Monde Musulman" qui me confia que tout ce qui s'est passé aux Etats-Unis en septembre 2001 avait pour seul but d'"affaiblir et de détruire l'Islam"!

Pourtant peu de gens rencontrés ont manifesté une satisfaction quelconque devant l'ampleur du drame, mais ils appuyaient sans retenue Al Qaeda. Un juriste de Deoband en Inde, est allé jusqu'à dire par exemple que s'il était prouvé que Osama Ben laden était responsable des attaques subies par les Américains, aucun tribunal islamique ne pourrait le condamner, car il aurait agi conformément aux convictions exprimées par d'éminents juristes musulmans.

J'ai aussi rencontré des Musulmans modérés qui ont condamné ces actes qui ont terni l'image de l'Islam, mais ils prétendent que ce n'est le fait que d'une minorité, qui ne représente pas le principal courant de l'Islam. Mais quand je leur demandais s'ils avaient exprimé leur point de vue à haute voix dans les médias, ils se sont contentés de hausser les épaules. Comment interpréter alors ce silence?

 

La raison évidente de ce silence est que al Qaeda, par ses attaques répétées et la réaction militaire américaine qu'elles ont entraînées, a réussi à instillé dans l'esprit des Musulmans que l'Amérique est le principal ennemi de la nation musulmane (ouma). De plus, cette conviction est confirmée par l'appui inconditionnel apporté par les Etats-Unis au gouvernement Israélien dans sa lutte contre la guerre d'usure, appelée "intifada", et par les préparatifs d'invasion de l'Irak.

 

Les Musulmans se sentent attaqués directement sur le plan militaire et sur de nombreux fronts. Un intellectuel indien musulman de Nadwat al Oulema, le fameux séminaire de Lucknow, exprime son sentiment en disant qu' "une alliance mondiale a été formée par les Etats-Unis, un arc qui va du fondamentalisme hindou de l'Inde, à travers la Chine, la Russie et aboutit aux Etats-Unis, et dont le but est d'encercler et puis d'étouffer le monde islamique". À travers mes pérégrinations, j'ai noté un niveau de haine insoupçonné, non seulement provoqué par la politique américaine, mais surtout par l'exportation de ses valeurs. Face à un ennemi aussi puissant, les Musulmans préfèrent ne pas laver leur linge sale en public et ne pas s'engager dans des récriminations mutuelles ou des polémiques. Et les sermons des mosquées, les émissions de radio et de télévision insistent plutôt sur la nécessité de rester fermes et unis contre l'ennemi commun. Certains religieux shiites préconisent même un boycott des produits américains. Des posters et des "fatwas" exhortant un tel boycott ont été placardés à Beyrouth-Ouest pendant le mois de Juillet. C'est pour ces raisons que toute critique des extrémistes est considérée comme une trahison de la cause de la "Oumah" (communauté mondiale musulmane).

 

Il y a également des raisons historiques au silence des musulmans modérés. Lors du dernier demi siècle, ces modérés ont été progressivement marginalisés aux franges de la société politique et intellectuelle, par une nouvelle génération d'activistes connus sous le nom de "salafi" ou "wahabi".

Les "salafi" sont des intégristes qui en matière d'interprétation religieuse s'en tiennent à la lettre du texte coranique et perçoivent la plupart des valeurs occidentales et modernes comme antinomiques à l'Islam. Osama Ben Laden en est un. Bien que souvent ils ne soient pas imprégnés de connaissance religieuse traditionnelle, ces "salafi" diffusent une vision de l'Islam à la fois simpliste et utopique, la revendiquant comme "authentique", car opposée aux valeurs socio-politiques de l'Occident qui menaceraient l'ordre musulman.

 

Comment se fait-il que cette vision "salafi" ait pris une telle ampleur depuis les années 70?

  1. Tout au long du 20ème siècle, les Etats Musulmans ont coopté des érudits modérés notamment dans les emplois administratifs. Ceux-ci sont devenus les porte-parole de leur gouvernement et, sur n'importe quel sujet, ils apportaient une caution islamique. Les exemples les plus importants sont par exemple, la fatwa du Moufti d'Egypte autorisant la signature de la paix avec Israël, ou celle qui autorise l'usage de méthodes de contraception pour contrôler le développement démographique. Aux yeux de certains intégristes ces clercs modérés ont perdus toute crédibilité.
  2. Les échecs répétés socio-économiques des politiques séculières et nationalistes de la plupart des pays arabes, qui s'ajoutaient à un autoritarisme armé d'état ont traumatisé le citoyen ordinaire. La mosquée en a profité pour diffuser des messages de sédition auprès de la nouvelle génération plus militante et plus islamique, inspirée par les succès de la révolution iranienne et des moujahidin d'Afghanistan.
  3. Mais le facteur décisif dans le silence des "modérés" a été l'accumulation de sommes énormes de pétrodollars par le Royaume d'Arabie Saoudite et les émirats du Golfe qui ont été dépensées pour la propagation de la doctrine salafi ou wahabi, déjà en vigueur dans le centre l'Arabie (Najd) depuis le 17ème siècle. A contrario les centres traditionnels d'éducation religieuse ont été privés de cette manne et ils n'ont pas pu former et recruter une nouvelle génération d'érudits modérés. Faute de ressources, la menace wahabi n'a pu être concurrencée ni jugulée.

 

En Inde, quand j'y étais au mois d'août, j'ai remarqué que le gouvernement Saoudien subventionnait activement la création d'écoles où on prodigue un enseignement religieux intégriste; et il donnait des bourses à de jeunes étudiants, afin qu'ils puissent s'imprégner de wahabisme dans les universités d'Arabie. On ne peut occulter le fait que pendant ces  dernières années l'influence wahabi de l'Arabie a été décisive et elle a modifié le paysage religieux de la région. Ainsi par exemple au Yémen la diffusion de cette doctrine et son financement a torpillé les sectes traditionnelles et modérées Zaydis et Shafiis. Les Zaydis ont pratiquement disparu. On peut constater un phénomène analogue au Pakistan où les formes asiatiques d'appréhension de l'Islam telles que le mysticisme "soufi" ont été violemment attaquées par les "salafi". De même en Inde les érudits "h'anafi" de Deoband et les "Nadwa" commencent à désapprouver l'enseignement traditionnel musulman spécifique à l'Inde et qui tient compte des croyances et des pratiques hindoues, leur préférant la doctrine venant d'Arabie. Ce qui est encore plus important, c'est que les richesses du pétrole d'Arabie et des émirats a permis d'acquérir de nombreux médias et des réseaux de télévision où toute critique de la doctrine "salafi" est strictement prohibée et toute discussion religieuse censurée.

Mais cette censure religieuse semble s'atténuer depuis les événements de septembre 2001, des sheikhs non salafi ayant pu s'exprimer sur les chaînes de télévision Iqra, MBC ou al Jazira. Mais il est difficile de discerner une telle atténuation, à moins d'être versé dans les nuances du langage religieux, dans ses allusions et dans ses références.

 

Toujours est-il que devant cette attaque massive du monde musulman par les salafi, il n'est pas surprenant que les plus dynamiques des "modérés", tels que Tariq Ramadan ou Nasr Hamid Abou Zaid, pour ne citer que deux, se soient réfugiés en Occident. Les Musulmans nés en Occident devraient être à l'avant-garde du combat de l'Islam modéré, mais ils n'ont pas les mêmes préoccupations et ils subissent également des pressions.

En effet il ne faut pas perdre de vue qu'aujourd'hui le message salafi résonne comme "moderne" aux oreilles du Musulman désenchanté, qui ne trouve pas sa place dans une société occidentale qui lui apparaît parfois comme décadente. Le wahabisme apporte des certitudes et ne se perd pas dans les nuances ou les affres du questionnement: il offre un Islam musclé, sain et conquérant, d'où son attrait et son succès.

Jusqu'au jour où il pourra apporter cet élan dynamique, l'Islam modéré restera marginal dans le débat en cours qui cherche à savoir comment être musulman et à déterminer les contours de l'identité de la société musulmane moderne.

 

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