www.nuitdorient.com

accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site

EN EGYPTE, LES «FRÈRES» FONT DE L'OMBRE À L'OPPOSITION LAÏQUE

Les libéraux et la gauche accusent le pouvoir d'avoir fait le lit des Frères musulmans en les empêchant d'exister sur la scène politique.

 

Par Tangi Salaün – Paru dans le figaro du 07 décembre 2005

 

Au moins 69 membres des Frères musulmans ont été arrêtés hier, à la veille du dernier tour des élections législatives. Interdits depuis un demi-siècle, mais tolérés, les Frères musulmans ont déjà gagné 76 sièges à l'issue des précédentes phases des élections. Ils visent le seuil symbolique des 100 députés au Parlement (1).

 

Trois semaines après son échec aux législatives, Mona Makram Ebeid ne décolère pas. A Choubra, un quartier populaire du Caire, où elle s'est présentée comme indépendante, cette ancienne députée de sensibilité libérale a fait du porte-à-porte pour rencontrer ses électeurs, avec la farouche envie de faire bouger les choses. Femme et chrétienne, Mona Makram Ebeid cumulait les handicaps, en incarnant deux catégories marginalisées au Parlement égyptien.


Mais dans le climat de timide ouverture démocratique que connaît l'Egypte depuis quelques mois, elle croyait en ses chances. Même les Frères musulmans, par respect pour cette femme qui porte un grand nom de la politique égyptienne, avaient décidé de retirer leur candidat dans sa circonscription. Mais pas le Parti national démocrate (PND) du président Moubarak. Au soir de sa défaite, Mona Makram Ebeid avait fustigé les méthodes du parti au pouvoir, notamment l'achat de voix. Aujourd'hui, face à la percée historique des Frères musulmans lors des législatives, qui s'achèvent aujourd'hui, elle dénonce la volonté de domination sans partage du PND et «l'étranglement» de l'opposition laïque.

 «A force de voir l'opposition parlementaire comme une ennemie, le PND a manqué de clairvoyance en faisant battre des candidats respectés par la société, alors que leur succès aurait pu convaincre les électeurs de l'intérêt de leur vote», accuse-t-elle, en soulignant que le faible taux de participation (environ 20%) favorise les islamistes, les seuls à disposer d'une réelle capacité de mobilisation. Mona Makram Ebeid n'est pas la seule à penser ainsi. Mounir Fakhri Abdel Nour, l'un des chefs de file du Wafd, le parti historique de la décolonisation, a aussi été victime du rouleau compresseur du PND, comme la plupart des grandes figures de l'opposition laïque, libérale ou de gauche. «Dans le vide qui s'est créé depuis des années sur la scène politique, les électeurs n'ont plus le choix qu'entre le PND et les Frères musulmans», déplore Mona Makram Ebeid.


Long travail de sape

 

Pour les opposants, la percée des Frères musulmans est avant tout le résultat d'un long travail de sape de l'opposition légale par le PND, qui s'est assuré depuis plus de vingt ans un quasi-monopole de la représentation au Parlement et dans les assemblées locales. «Les partis d'opposition ont été mis dans une situation où il n'y avait ni concurrence ni enjeu», souligne le chercheur Jean-Noël Ferrié. «Ils se sont donc transformés en partis de dirigeants qui ont perdu toute crédibilité en acceptant des compromissions avec le pouvoir.»


Autre problème, l'impossibilité de créer un mouvement politique sans le feu vert de la très institutionnelle Commission des partis. Le pouvoir n'autorise ainsi que les partis qui ne lui font pas d'ombre, sans donner leur chance à des formations comme le Wasat, un parti d'obédience islamiste considéré comme une alternative modérée aux Frères musulmans, dont toutes les demandes de légalisation ont été rejetées. De la même manière, souligne Mona Makram Ebeid, «des lois draconiennes empêchent les partis légaux de se constituer une base populaire, alors que les Frères musulmans, parce qu'ils sont interdits, peuvent agir dans l'ombre et accroître leur popularité dans les mosquées».

Même quand le pouvoir a autorisé, pour la première fois en vingt ans, la création d'un nouveau parti libéral, al-Ghad (Demain), par Ayman Nour, un ancien député du Wafd, à la fin de l'année dernière, c'était, selon le politologue Moustafa Kamel el-Sayyid, avec une idée derrière la tête : «Le régime a voulu affaiblir le Wafd, parce qu'il nourrit toujours à son égard un complexe de légitimité historique, mais surtout parce que ce dernier pourrait devenir une vraie force d'opposition avec une direction plus jeune.»


Devant l'ascension fulgurante d'Ayman Nour, le pouvoir a fait machine arrière, en le jetant d'abord en prison, puis en le traduisant en justice. Un procès aux charges obscures qui n'a pas empêché ce tribun populiste de 40 ans d'arriver second de la présidentielle de septembre, après avoir été le seul à vraiment s'opposer au régime. Une audace qu'il a payée au prix fort, puisque le PND a fait en sorte de le faire chuter, dès le premier tour des législatives, dans sa circonscription de Bab el-Chareya, un quartier populaire du Caire dont il était député depuis dix ans.

 

Pas d'avenir pour les partis actuels


Mais l'opposition a également contribué à sa propre marginalisation. Incapable de se réformer ni de remplacer ses vieux dirigeants, elle a passé plus de temps pendant la campagne électorale à courtiser les Frères musulmans qu'à apporter des réponses aux problèmes de la société égyptienne. «Les partis d'opposition sont des héritages du passé qui n'ont plus de raison d'être», souligne l'analyste Hugh Roberts, auteur d'un rapport de l'organisation International Crisis Group sur les réformes politiques en Egypte. «Les partis actuels n'ont pas d'avenir», approuve Mona Makram Ebeid, en espérant que l'électrochoc provoqué par les résultats des législatives aura au moins permis de «crever un abcès».

 

Note de la traduction

(1) ils auront 83 sièges soit 19% des sièges du Parlement