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L'Armée d'Egypte, Géant Economique de l'Ombre

Par Claire Talon
Le Monde du 26/01/12
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Les hauts gradés veulent interdire tout droit de regard sur leur gestion, dévolue en partie à de lucratives activités
Qu'y a-t-il de commun entre une bouteille d'huile d'olive, une télévision, un sac de ciment, un mixeur, une bouteille d'eau, une paire de chaussures, une machine à laver et un Butagaz égyptiens ? Il y a de grandes chances qu'ils aient tous été fabriqués et commercialisés par l'armée égyptienne.
Celle-ci est à la tête d'une économie parallèle opaque dont l'ampleur exacte est inconnue, mais qui représenterait, selon les experts, plus d'un quart de l'économie nationale. Un an après la révolution, les activités économiques des militaires demeurent un tabou qui empoisonne la transition démocratique et explique la réticence à céder le pouvoir du Conseil supérieur des forces armées, qui dirige le pays par intérim depuis la chute de Hosni Moubarak. Au coeur des préoccupations des généraux : leur volonté d'interdire aux futurs députés tout droit de regard sur la gestion du budget de l'armée, dont une large partie est dévolue à des activités non militaires. Celles-ci leur procurant des revenus considérables sans aucun contrôle parlementaire.

Un pré carré intouché depuis plus d'un demi-siècle, qui a donné aux généraux égyptiens un rôle central dans la corruption du régime. Car par-delà les effectifs assoupis d'une administration pléthorique, les militaires sont partout dans les institutions administratives et économiques égyptiennes. Demander à voir le directeur d'un club de sport ou d'une piscine publique, celui d'une usine de poulets, d'une sucrerie industrielle ou le gouverneur de l'une des 29 provinces
revient très souvent à se retrouver nez à nez avec un vieil officier en uniforme intarissable sur ses exploits contre Israël.

L'épopée économique de l'armée égyptienne commence en 1979, au lendemain de la signature des accords de paix avec l'Etat hébreu. Effrayé à l'idée que la paix implique des réductions budgétaires pour l'armée et inquiet des conséquences politiques que pourrait avoir l'arrivée de milliers d'officiers désoeuvrés sur le marché du travail, le commandement militaire reconvertit une large part de ses infrastructures de production dans la fabrication de biens de consommation. Sous l'égide d'une institution ad hoc, l'Organisation pour les projets nationaux (NSPO), le ministère de la défense crée une kyrielle d'entreprises commerciales dont la direction est confiée à des militaires et qui jouissent d'un statut d'exception : elles ne paient pas d'impôts et ne sont pas soumises à la législation des entreprises ni au moindre contrôle gouvernemental.

Les généraux ont profité de la vague de privatisations

Les généraux, déjà propulsés par Nasser depuis les années 1960 à la tête des grandes entreprises d'Etat, assurent ainsi leur avenir économique au moment du virage libéral amorcé par le président Anouar El-Sadate, qui impose une vague de privatisations. Ils se lancent dans la production de biens de consommation variés (machines à laver, vêtements, médicaments, microscopes, appareils de chauffage, portes). Le gros de ces produits de piètre qualité est vendu d'office aux conscrits, sur des bases militaires où ils n'ont pas accès aux autres marques. Mais une partie se retrouve sur le marché, grâce à des pots-de-vin versés aux distributeurs.

Au début des années 1980, le NSPO crée un réseau de laiteries, se lance dans l'élevage de poulets et la pisciculture. Officiellement, il s'agit de faire participer l'armée au développement économique national et d'assurer l'autosuffisance des troupes. En fait, les domaines agricoles sont cultivés par de jeunes conscrits misérables qui, en lieu et place d'entraînement militaire, ramassent des oeufs et
servent le grain à des batteries de poulets.

Jouant sur tous les tableaux, les militaires tirent parti de leurs réseaux politiques pour obtenir des contrats juteux. Ils exploitent la main-d'oeuvre gratuite que constituent les soldats dans des usines qui ne sont pas soumises au droit syndical ni au droit du travail. A ce régime, leurs affaires prospèrent. L'armée assure 18 % de la production alimentaire nationale. Les bénéfices se compteraient en milliards de dollars. Dans les années 1990, ces revenus constitueront une manne bienvenue lorsque l'embargo contre l'Irak privera l'armée de ses exportations d'armes à l'Irak puis aux Etats du Golfe, qui se tourneront de plus en plus vers les Etats-Unis.

Mais c'est sous la présidence de Hosni Moubarak que les généraux et les officiers de grade intermédiaire vont profiter à plein de la politique de privatisations lancée par le régime. Entre 2004 et 2011, ils obtiennent des postes de direction dans des entreprises stratégiques nouvellement privatisées (infrastructures portuaires, chantiers navals, aviation et construction…). Parallèlement, les militaires font un usage original de la loi qui leur permet de réquisitionner les terres pour défendre la patrie. Ils multiplient les projets immobiliers et touristiques sur les côtes, en vendant leurs terrains à des promoteurs qui, en échange, leur garantissent des parts dans de gros projets touristiques.
Selon le chercheur américain Robert Springborg, spécialiste de l'armée égyptienne, la frénésie économique des militaires a pris une telle ampleur qu'elle a détourné l'armée de ses missions de défense. Celle-ci aurait perdu beaucoup de ses capacités opérationnelles. Employés dans les usines militaires au lieu d'être formés au maniement des armes, les soldats seraient incapables de faire bon usage d'un équipement pourtant moderne. Même les armes fournies par les Etats-Unis, comme les F-16 et les tanks M1A1, seraient mal entretenues. Les hauts gradés qui jouissent de nombreux avantages en nature ont tendance à s'amollir dans les appartements de luxe des "compounds" qui leur sont réservés, comme celui de Nasr City au Caire, où ils bénéficient de services subventionnés (crèches, écoles, coopératives à bas prix).
Quant au reste des officiers, la carrière militaire n'est plus pour eux aussi attirante. Un câble diplomatique révélé par WikiLeaks et rédigé par l'ambassade américaine au Caire, en septembre 2008, relate crûment le "déclin de la capacité tactique et opérationnelle de l'armée égyptienne" et cite un général à la retraite qui assure que
les salaires des militaires sont tombés bien en-dessous de ceux du secteur privé.

L'éventualité d'une fracture entre les jeunes officiers et les vieux généraux qui défendent leurs privilèges est-elle envisageable ? C'est l'avis de Robert Springborg. Dans une interview donnée le 1er décembre 2011 à l'hebdomadaire égyptien anglophone "The Independent", le chercheur mettait en garde les membres du Conseil supérieur des forces armées contre les statistiques qui continuent de créditer l'armée d'une très forte cote de popularité. "Le corps des jeunes officiers", déclarait-il, "est de plus en plus indisposé par la corruption de ses supérieurs et leur gestion brutale de la transition politique". Le lendemain, tous les exemplaires du journal étaient saisis.

Repères
Source : " Military Balance 2011 " de l'Institut international d'études stratégiques de Londres.

PNB: 215 milliards de dollars.
Population: 84 millions d'habitants
Budget de la défense 5,84 milliards de dollars en 2009 ; 6,24 milliards de dollars en 2010 ; 7,14 milliards de dollars en 2011.
Aide militaire américaine: 1,3 milliard de dollars par an (en 2009, 2010, 2011).
Effectifs de l'armée- Forces d'active: 468 500 (dont 80 000 commandos) appuyés par 397 000 paramilitaires. Réservistes : 479 000.
Armée de conscription de 12 à 36 mois de service.