Révolution au Palais des Al-Saoud

Par Romain Rosso

L’express 25/1/16

Arabie saoudite: révolution au palais des Al-Saoud

Depuis le rapprochement Washington-Téhéran, l'Arabie saoudite se sent encerclée par son rival régional, l'Iran, et trahie par son allié américain. Le roi Salman a lancé la riposte en s'appuyant sur deux hommes de son clan, son neveu et son fils. Au risque de bousculer les équilibres d'une monarchie si rétive aux soubresauts.

L'Arabie saoudite semble se réveiller d'un long sommeil, depuis l'accession au trône du roi Salman, il y a bientôt un an. Après des années d'immobilisme, voire de léthargie, liées à la maladie de l'ancien souverain Abdallah, décédé à plus de 90 ans, la dynastie sunnite des Saoud, d'ordinaire prudente en politique étrangère, s'expose, prend des risques, monte des coalitions armées.

Notamment au Yémen, où les Saoudiens mènent une guerre aventureuse contre les rebelles houthistes, soutenus par l'Iran chiite, son rival géopolitique régional, dont Riyad cherche à tout prix à endiguer l'influence croissante. Quitte à exécuter, il y a peu, un dignitaire chiite, le cheikh Nimr al-Nimr, un opposant et une haute figure. Puis à rompre ses liens diplomatiques avec Téhéran, après les manifestations inévitables que cette provocation a entraînées dans les pays chiites.

Longtemps, la monarchie, gardienne des lieux saints sunnites, matrice d'une pratique ultrarigoriste de l'islam (le wahhabisme) et principale exportatrice de pétrole dans le monde, s'est crue à l'abri des soubresauts de la région, protégée par le parapluie américain. Elle se sent aujourd'hui trahie par son principal allié, signataire de l'accord sur le nucléaire avec le régime des mollahs.

"Survivre face à l'Iran et à Daech dans un environnement hostile"

Epargné par la vague des printemps arabes - et pour cause: le pouvoir saoudien a déboursé plus de 130 milliards de dollars pour acheter la paix sociale! - le royaume (30 millions d'habitants) est cependant menacé par l'organisation Etat islamique: de nombreux attentats ont déjà eu lieu sur son sol contre des mosquées chiites; en décembre, une quinzaine de vidéos du groupe terroriste ont été mises en ligne, appelant les Saoudiens à se soulever contre leurs dirigeants.

"Dans sa mentalité obsidionale, la dynastie des Saoud se sent isolée et encerclée, explique Pierre Razoux, directeur de recherche et enseignant à Sciences po Paris. Elle commence à se poser des questions existentielles: comment survivre dans un environnement hostile face à l'Iran et à Daech sans l'appui indéfectible du parrain américain?" Le roi Salman, entouré de princes hardis, en a déduit que le pays ne pouvait plus compter que sur lui-même - et sur ses alliés arabes sunnites.

Quand il accède au trône, le 23 janvier 2015, personne n'imagine, pourtant, que, à 79 ans, Salman va bouleverser les équilibres. Au contraire, conservateur et proaméricain, il incarne la continuité de la famille régnante depuis la mort, en 1953, du fondateur du royaume, Abdelaziz al-Saoud, dont il est le 25e fils. Lui est issu du puissant clan des Soudayri, fils de la sixième épouse du roi, sa préférée.

Ancien gouverneur de la province de Riyad, un poste stratégique, il devient ministre de la Défense, héritier en second, puis dauphin. Ce mode de succession horizontal, dit "adelphique", de frère à frère par ordre d'âge décroissant, a fini par paralyser la politique d'un pays géré par une gérontocratie.

Partenaires et rivaux, Mohammed ben Salman (à g.), fils du roi, et Mohammed ben Nayef, neveu du souverain, dirigent le pays.

Salman en a parfaitement conscience lorsque, en avril 2015, il provoque une révolution de palais en plaçant, par décret royal, deux Soudayri: son neveu Mohammed ben Nayef, 55 ans, devient prince héritier, aux dépens du prince Moqrin, le plus jeune fils (69 ans) d'Abdelaziz, n°1 jusque-là dans l'ordre de la succession. Il en profite pour désigner son propre fils Mohammed ben Salman comme vice-prince héritier, malgré sa trentaine d'années.

Il renforce ainsi son clan et impose son lignage pour de longues années. "Il n'a échappé à personne que Ben Nayef n'a pas de fils, mais des filles, souligne David Rigoulet-Roze, chercheur rattaché à l'Institut français d'analyse stratégique. Nayef ne peut donc asseoir sa lignée en accédant au trône. Son règne ne serait que temporaire, alors que Ben Salman s'inscrit dans le temps long." Lors de ce brutal remaniement, Salman évince aussi les fidèles de l'ancien monarque Abdallah, à l'exception de son fils Mitaeb, ministre de la Garde nationale.

"MBN" et "MBS" détiennent l'essentiel du pouvoir

Qui gouverne vraiment ce pays opaque? La réponse reste incertaine. Le roi est la figure tutélaire, mais on le dit malade depuis longtemps. L'essentiel du pouvoir se concentre entre les mains du duumvirat constitué par les deux Mohammed, ben Nayef et ben Salman, surnommés "MBN" et "MBS".

Partenaires et rivaux, ils sont dotés de larges responsabilités. En soi, c'est déjà un bouleversement. "Contrairement aux monarchies absolues européennes de jadis, en Arabie, la famille Al-Saoud tout entière constitue l'institution régnante, explique Stéphane Lacroix, professeur à Sciences po et chercheur au Centre de recherches internationales (Ceri).

Depuis la mort d'Abdelaziz, la gouvernance reposait sur le consensus et la collégialité, en prenant en compte l'avis des différentes branches de la famille. Les discussions pouvaient durer des mois. C'est ce qui explique la prudence de la diplomatie saoudienne pendant des années, car tout le monde devait tomber d'accord. Salman, lui, a mis en place un exécutif resserré, afin de prendre des décisions rapides qui s'imposent à l'ensemble des acteurs."

Nouveau n°1 dans l'ordre de la succession, MBN a récupéré le portefeuille de l'Intérieur, comme son père avant lui, dont il était le bras droit. Champion de la lutte contre Al-Qaeda - il a aussi réprimé les manifestations chiites - il a échappé à plusieurs tentatives d'attentat, notamment en 2009, lorsqu'un djihadiste s'est fait sauter dans son bureau. Formé aux Etats-Unis, MBN a de l'entregent et bénéficie de la considération de l'administration américaine.

Il faut voir sa main derrière la vague d'exécutions du 2 janvier, parmi lesquelles 43 condamnés en lien avec des attentats menés par Al-Qaeda il y a une dizaine d'années, en particulier Fares al-Shuwail al-Zahrani, le théoricien de la branche saoudienne du mouvement de Ben Laden. A l'attention des Saoudiens tentés par le djihad, alors que des milliers sont déjà partis grossir les rangs d'Al-Qaeda ou de Daech, le message est clair: le pouvoir sera intraitable.

Infléchissement de la politique étrangère du royaume

L'expérimenté Ben Nayef doit composer avec un débutant qui lui fait déjà de l'ombre: Mohammed ben Salman, bombardé par son père ministre de la Défense. Avec son petit sourire et ses yeux plissés, le fils préféré du roi, inconnu il y a encore un an, est vite devenu le nouvel homme fort du royaume. On sait peu de chose sur lui, pas même son âge exact: autour de 35 ans.

Il ne partage pas la culture mondialisée des principaux princes du royaume. Ses études, il les a menées à l'université du Roi-Saoud et non dans une école prestigieuse à l'étranger comme certains de ses frères: Abdelaziz et Sultan, ancien astronaute, se sont formés aux Etats-Unis et Fayçal est diplômé d'Oxford, en Grande-Bretagne.

On le dit ambitieux et impulsif, voire impétueux. Il semble vouloir imprimer sa marque le temps du règne de son père. Ceux qui veulent accéder au roi doivent passer par lui, car il dirige le cabinet royal, un poste stratégique. "Dans le duumvirat, Ben Salman est celui qui a le plus d'influence", confirme Stéphane Lacroix. En première ligne pour affronter les menaces intérieures et extérieures, MBN et MBS disposent de prérogatives inégales: Ben Nayef s'occupe des questions de sécurité, Ben Salman, de la Défense et du reste!

Son père lui a confié les rênes d'un nouveau comité interministériel pour les affaires économiques, au sein duquel il s'est emparé de la tutelle d'Aramco, la société pétrolière nationale, dont il envisage l'entrée en Bourse. Le jeune MBS se déplace beaucoup à l'étranger. Notamment en France, pour la signature de gros contrats commerciaux. On l'a aussi remarqué à la Maison-Blanche, à Washington, en septembre, au côté de son père, alors que, curieusement, MBN ne faisait pas partie du voyage. La compétition entre les deux Mohammed ne fait que commencer.

Ce changement de gouvernance s'est traduit aussitôt par un infléchissement de la politique étrangère du royaume. Pendant les printemps arabes, le roi Abdallah focalisait sur les Frères musulmans et sur l'islamisme sunnite, car ils pouvaient incarner un modèle alternatif à la monarchie. Salman, lui, opère un recentrage sur l'Iran, perçu comme une menace existentielle.

"Avec le rapprochement américano-iranien, le pouvoir saoudien a compris qu'il risquait de se retrouver du côté des perdants, note le chercheur Pierre Razoux. Tandis que, grâce à son retour dans la communauté internationale, l'Iran peut espérer des perspectives gagnantes sur les plans économique et géopolitique."

Ne plus céder un pouce de terrain face à Téhéran semble être désormais la principale ligne de Riyad. Mais ce raidissement conduit à des politiques erratiques. Dès mars 2015, l'Arabie saoudite s'est s'engagée militairement au sud contre l'avancée des houthistes chiites au Yémen, un pays considéré comme son arrière-cour.

A Sanaa, capitale du Yémen, en novembre 2015, des houthistes protestent contre les frappes aériennes saoudiennes.

Cette intervention, lancée dans la précipitation par le ministre de la Défense, se révèle, dix mois plus tard, être une impasse. Washington a été mis devant le fait accompli, signe que les relations sont plus distantes. "Il y a une volonté d'autonomisation de Riyad, qui développe son propre agenda sans demander d'autorisation à son protecteur américain", souligne le chercheur David Rigoulet-Roze.

En décembre, l'administration américaine a de nouveau paru surprise de la formation d'une coalition de 34 pays musulmans contre Daech. Certains pays annoncés, comme la Tunisie, se sont étonnés de figurer sur la liste... D'aucuns attribuent ces décisions hâtives à l'amateurisme de Ben Salman.

Vers la fin de l'opulence et du tout-pétrole

Si elle reste populaire au sein du royaume, la guerre au Yémen, qui a déjà causé 6000 morts, coûte cher: officiellement, près de 4,6 milliards d'euros; probablement beaucoup plus. Or l'économie saoudienne ne se porte plus aussi bien qu'auparavant. Le 28 décembre 2015, l'Arabie saoudite a annoncé un déficit record équivalant à 89,2 milliards d'euros, soit 15% du PIB, avec une prévision pessimiste pour 2016. C'est la fin de l'opulence et du tout-pétrole: un "programme global" visant à réduire les subventions et à diversifier l'économie a été présenté.

Pour la première fois, les Saoudiens vont devoir se serrer la ceinture: les prix de l'eau, de l'électricité, des billets d'avion ou des cigarettes ont été relevés. L'augmentation de plus de 50% des prix des carburants à la pompe - 0,90 riyal, soit 0,21 euro, le litre d'essence sans plomb 95 - a même provoqué des files d'attente.

La guerre au Yémen est en cause, mais surtout l'effondrement des prix du brut, tombé sous les 30 dollars, le 15 janvier, dont l'Arabie saoudite est elle-même en partie responsable, afin de compromettre le retour de l'Iran dans le jeu pétrolier et pour retarder le moment où les Etats-Unis deviendraient autonomes, grâce au pétrole de schiste. Raté: en décembre, pour la première fois depuis quarante ans, le Congrès américain a autorisé les exportations d'hydrocarbures.

Cette politique téméraire commence à irriter au sein de la famille, en dehors du clan au pouvoir. Dans deux lettres, révélées, en octobre, par le site Middle East Eye et le quotidien britannique le Guardian, un prince, sous le couvert de l'anonymat, attaque le roi, traité d'"incapable", ainsi que les deux Mohammed, accusés de conduire à l'"effondrement de l'Etat".

Prix du baril en berne, enlisement au Yémen, soutien aux groupes rebelles en Syrie, autant d'"erreurs de calcul", selon lui. En conclusion, il appelle les fils d'Abdelaziz encore en vie à se réunir afin d'évincer les trois hommes. D'habitude, le linge sale de la maison Saoud se lave en famille. Mais, en donnant l'impression de confisquer le pouvoir au profit de son clan, Salman a rompu les liens avec celle-ci…